Dans
l'heureux temps où les fées vivaient, régnait un
roi qui avait trois filles ; elles étaient belles et jeunes ;
elles avaient du mérite mais la cadette était la plus
aimable et la mieux aimée; on la nommait Merveilleuse. Le roi
son père lui donnait plus de robes et de rubans en un mois, qu'aux
autres en un an ; et elle avait un si bon petit cur, qu'elle partageait
tout avec ses surs, de sorte que l'union était grande entre
elles.
Le
roi avait de mauvais voisins, qui, las de le laisser en paix, lui firent
une si forte guerre, qu'il craignit d'être battu, s'il ne se défendait.
Il assembla une grosse armée, et se mit en campagne.
Les
trois princesses restèrent avec leur gouverneur dans un château,
où elles apprenaient tous les jours de bonnes nouvelles du roi,
tantôt qu'il avait pris une ville, puis gagné une bataille
; enfin, il fit tant qu'il vainquit ses ennemis, et les chassa de ses
états ; puis il revint bien vite dans son château, pour
revoir sa petite Merveilleuse qu'il aimait tant. Les trois princesses
s'étaient fait faire trois robes de satin, l'une verte, l'autre
bleue, et la dernière blanche ; leurs pierreries revenaient aux
robes : la verte avait des émeraudes, la bleue des turquoises,
la blanche des diamants ; et ainsi parées, elles furent au-devant
du roi, chantant ces vers qu'elles avaient composés sur ses victoires
:
Après
tant d'illustres conquêtes,
Quel bonheur de revoir et son
père et son roi !
Inventons des plaisirs, célébrons
mille fêtes,
Que tout ici se soumette à
sa loi,
Et tâchons de prouver
quelle est notre tendresse,
Par nos soins empressés
et nos chants d'allégresse.
Lorsqu'il
les vit si belles et si gaies, il les embrassa tendrement, et fit à
Merveilleuse plus de caresses qu'aux autres. On servit un magnifique
repas ; le roi et ses trois filles se mirent à table ; et comme
il tirait des conséquences de tout, il dit à l'aînée
:
"
Ça, dites-moi,
pourquoi avez-vous pris une robe verte ?
- Monseigneur,
dit-elle, ayant su vos exploits, j'ai cru que le vert signifierait
ma joie et l'espoir de votre retour.
- Cela est fort bien
dit, s'écria le roi. Et vous, ma fille, continua-t-il,
pourquoi avez-vous pris une robe bleue ?
- Monseigneur,
dit la princesse, pour marquer qu'il fallait sans cesse implorer
les dieux en votre faveur, et qu'en vous voyant, je crois voir le ciel
et les plus beaux astres.
- Comment, dit
le roi, vous parlez comme un oracle. Et vous, Merveilleuse, quelle
raison avez-vous eue pour vous habiller de blanc ?
- Monseigneur, dit-elle,
parce que cela me sied mieux que les autres couleurs.
- Comment, dit
le roi fort fâché, petite coquette, vous n'avez eu que
cette intention ?
- J'avais celle de
vous plaire, dit la princesse, il me semble que je n'en dois
point avoir d'autre."
Le roi, qui l'aimait,
trouva l'affaire si bien accommodée, qu'il dit que ce petit tour
d'esprit lui plaisait, et qu'il y avait même de l'art à
n'avoir pas déclaré tout d'un coup sa pensée.
"
Ho ça,
dit-il, j'ai bien soupé, je ne veux pas me coucher
si tôt ; contez-moi les rêves que vous avez faits la nuit
qui a précédé mon retour. "
L'aînée
dit qu'elle avait songé qu'il lui apportait une robe, dont l'or
et les pierreries brillaient plus que le soleil.
La
seconde, qu'elle avait songé qu'il lui apportait une robe et
une quenouille d'or pour lui filer des chemises.
La
cadette dit qu'elle avait songé qu'il mariait sa seconde soeur,
et que le jour des noces, il tenait une aiguière d'or, et qu'il
lui disait, venez, Merveilleuse, venez que je vous donne à laver.
Le
roi indigné de ce rêve, fronça le sourcil, et fit
la plus laide grimace du monde ; chacun connut qu'il était fâché.
Il entra dans sa chambre ; il se mit brusquement au lit ; le songe de
sa fille lui revenait toujours dans la tête.
"
Cette petite insolente,
disait-il, voudrait me réduire à devenir son domestique
! Je ne m'étonne pas si elle prit la robe de satin blanc, sans
penser à moi ; elle me croit indigne de ses réflexions,
mais je veux prévenir son mauvais dessein avant qu'il ait lieu.
"
Il
se leva tout en furie ; et quoiqu'il ne fût pas encore jour, il
envoya quérir son capitaine des gardes, et lui dit ;
"
Vous avez entendu
le rêve que Merveilleuse a fait, il signifie des choses étranges
contre moi. Je veux que vous la preniez tout à l'heure, que vous
la meniez dans la forêt, et que vous l'égorgiez ; ensuite
vous m'apporterez son cur et sa langue, car je ne prétends
pas être trompé, ou je vous ferai cruellement mourir. "
Le
capitaine des gardes fut bien étonné d'entendre un ordre
si barbare. Il ne voulut point contrarier le roi, crainte de l'aigrir
davantage, et qu'il ne donnât cette commission à quelqu'autre.
Il lui dit qu'il allait emmener la princesse, qu'il l'égorgerait
et lui rapporterait son cur et sa langue.
Il
alla aussitôt dans sa chambre, qu'on eut bien de la peine à
lui ouvrir, car il était fort matin. Il dit à Merveilleuse
que le roi la demandait. Elle se leva promptement. Une petite mauresse,
appelée Patypata, prit la queue de sa robe ; sa guenuche et son
doguin qui la suivaient toujours, coururent après elle. Sa guenuche
se nommait Grabugeon, et le doguin Tintin.
Le
capitaine des gardes obligea Merveilleuse de descendre, et lui dit que
le roi était dans le jardin pour prendre le frais ; elle y entra.
Il fit semblant de le chercher, et ne l'ayant point trouvé :
sans doute, dit-il, le roi a passé jusqu'à la forêt.
Il ouvrit une petite porte, et la mena dans la forêt. Le jour
paraissait déjà un peu ; la princesse regarda son conducteur
; il avait les larmes aux yeux, et il était si triste, qu'il
ne pouvait parler.
"
Qu'avez-vous ?
lui dit-elle avec un air de bonté charmant, vous me paraissez
bien affligé !
- Ha ! madame, qui
ne le serait, s'écria-t-il, de l'ordre le plus funeste
qui ait jamais été. Le roi veut que je vous égorge
ici, et que je lui porte votre cur et votre langue ; si j'y manque,
il me fera mourir. "
La
pauvre princesse effrayée, pâlit et commença à
pleurer tout doucement ; elle semblait d'un petit agneau qu'on allait
immoler. Elle attacha ses beaux yeux sur le capitaine des gardes, et
le regardant sans colère :
"
Aurez-vous bien le
courage, lui dit-elle, de me tuer, moi qui ne vous ai jamais
fait de mal, et qui n'ai dit au roi que du bien de vous ? Encore si
j'avais mérité la haine de mon père, j'en souffrirais
les effets sans murmurer. Hélas ! je lui ai tant témoigné
de respect et d'attachement, qu'il ne peut se plaindre sans injustice.
- Ne craignez pas aussi,
belle princesse, dit le capitaine des gardes, que je sois capable
de lui prêter ma main pour une action si barbare, je me résoudrais
plutôt à la mort dont il me menace; mais, quand je me poignarderais,
vous n'en seriez pas plus en sûreté ; il faut trouver moyen
que je puisse retourner auprès du roi, et lui persuader que vous
êtes morte.
- Quel moyen trouverons-nous,
dit Merveilleuse ; car il veut que vous lui portiez ma langue
et mon cur, sans cela il ne vous croira point ? "
Patypata
qui avait tout écouté, et que la princesse ni le capitaine
des gardes n'avaient pas même aperçue, tant ils étaient
tristes, s'avança courageusement et vint se jeter aux pieds de
Merveilleuse :
"
Madame, lui dit-elle,
je viens vous offrir ma vie ; il faut me tuer ; je serai trop contente
de mourir pour une si bonne maîtresse.
- Ha ! je n'ai garde,
ma chère Patypata, dit la princesse en la baisant ; après
un si tendre témoignage de ton amitié, ta vie ne me doit
pas être moins précieuse que la mienne propre."
Grabugeon
s'avança et dit :
"
Vous avez raison, ma
princesse, d'aimer une esclave aussi fidèle que Patypata ; elle
vous peut être plus utile que moi ; je vous offre ma langue et
mon cur, avec joie, voulant m'immortaliser dans l'empire des magots.
- Ha ! ma mignonne
Grabugeon, répliqua Merveilleuse, je ne puis souffrir
la pensée de t'ôter la vie.
- Il ne serait pas
supportable pour moi, s'écria Tintin, qu'étant
aussi bon doguin que je le suis, un autre donnât sa vie pour ma
maîtresse, je dois mourir ou personne ne mourra.
Il
s'éleva là-dessus une grande dispute entre Patypata, Grabugeon
et Tintin ; l'on en vint aux grosses paroles ; enfin Grabugeon, plus
vive que les autres, monta au haut d'un arbre, et se laissa tomber exprès
la tête la première, ainsi elle se tua ; et quelque regret
qu'en eût la princesse, elle consentit, puisqu'elle était
morte, que le capitaine des gardes prît sa langue, mais elle se
trouva si petite (car en tout elle n'était pas plus grosse que
le poing), qu'ils jugèrent avec une grande douleur que le roi
n'y serait point trompé.
"
Hélas ! ma
chère petite guenon, te voilà donc morte, dit la princesse,
sans que ta mort mette ma vie en sûreté.
- C'est à moi
que cet honneur est réservé, interrompit la mauresse.
En
même temps, elle prit le couteau dont on s'était servi
pour Grabugeon, et se l'enfonça dans la gorge. Le capitaine des
gardes voulut emporter sa langue, elle était si noire, qu'il
n'osa se flatter de tromper le roi avec.
"
Ne suis-je pas bien
malheureuse, dit la princesse en pleurant, je perds tout ce que
j'aime, et ma fortune ne change point.
- Si vous aviez voulu,
dit Tintin, accepter ma proposition, vous n'auriez eu que moi à
regretter, et j'aurais l'avantage d'être seul regretté.
"
Merveilleuse baisa
son petit doguin, en pleurant si fort qu'elle n'en pouvait plus : elle
s'éloigna promptement ; de sorte que lorsqu'elle se retourna,
elle ne vit plus son conducteur ; elle se trouva au milieu de sa mauresse,
de sa guenuche et de son doguin. Elle ne put s'en aller qu'elle ne les
eût mis dans une fosse qu'elle trouva par hasard au pied d'un
arbre, ensuite elle écrivit ces paroles sur l'arbre.
Ci-gît
un mortel, deux mortelles,
Tous trois également
fidèles,
Qui voulant conserver mes jours,
Des leurs ont avancé
le cours.
Elle
songea enfin à sa sûreté ; et comme il n'y en avait
point pour elle dans cette forêt qui était si proche du
château de son père, que les premiers passants pouvaient
la voir et la reconnaître, ou que les lions et les loups pouvaient
la manger comme un poulet, elle se mit à marcher tant qu'elle
put ; mais la forêt était si grande, et le soleil si ardent,
qu'elle mourait de chaud, de peur et de lassitude. Elle regardait de
tous côtés sans voir le bout de la forêt. Tout l'effrayait
; elle croyait toujours que le roi courait après elle pour la
tuer : il est impossible de redire ses tristes plaintes.
Elle
marchait sans suivre aucune route certaine ; les buissons déchiraient
sa belle robe, et blessaient sa peau blanche.
Enfin elle entendit bêler un mouton :
"
Sans doute, dit-elle,
qu'il y a des bergers ici avec leurs troupeaux ; ils pourront me
guider à quelque hameau, où je me cacherai sous l'habit
d'une paysanne. Hélas ! continua-t-elle, ce ne sont pas
les souverains et les princes qui sont toujours les plus heureux. Qui
croirait dans tout ce royaume que je suis fugitive, que mon père,
sans sujet ni raison, souhaite ma mort, et que pour l'éviter,
il faut que je me déguise !
En
faisant ces réflexions, elle s'avançait vers le lieu où
elle entendait bêler ; mais quelle fut sa surprise, en arrivant
dans un endroit assez spacieux, tout entouré d'arbres, de voir
un gros mouton plus blanc que la neige, dont les cornes étaient
dorées, qui avait une guirlande de fleurs autour de son col,
les jambes entourées de fils de perles d'une grosseur prodigieuse,
quelques chaînes de diamants sur lui, et qui était couché
sur des fleurs d'oranges ; un pavillon de drap d'or suspendu en l'air,
empêchait le soleil de l'incommoder ; une centaine de moutons
parés étaient autour de lui, qui ne paissaient point l'herbe,
mais les uns prenaient du café, du sorbet, des glaces, de la
limonade, les autres des fraises, de la crème et des confitures
les uns jouaient à la bassette, d'autres au lansquenet ; plusieurs
avaient des colliers d'or enrichis de devises galantes, les oreilles
percées, des rubans et des fleurs en mille endroits. Merveilleuse
demeura si étonnée, qu'elle resta presque immobile. Elle
cherchait des yeux le berger d'un troupeau si extraordinaire, lorsque
le plus beau mouton vint à elle, bondissant et sautant.
"
Approchez, divine
princesse, lui dit-il, ne craignez point des animaux aussi doux
et pacifiques que nous. Quel prodige ! des moutons qui parlent ! Ha
! madame, reprit-il, votre guenon et votre doguin parlaient si
joliment, avez-vous moins de sujet de vous en étonner ?
- Une fée,
répliqua Merveilleuse, leur avait fait don de la parole, c'est
ce qui rendait le prodige plus familier.
- Peut-être qu'il
nous est arrivé quelque aventure semblable, répondit
le mouton en souriant à la moutonne. Mais, ma princesse, qui
conduit ici vos pas ?
- Mille malheurs, seigneur
mouton, lui dit-elle, je suis la plus infortunée personne
du monde ; je cherche un asile contre les fureurs de mon père.
- Venez, madame,
répliqua le mouton, venez avec moi, je vous en offre un qui
ne sera connu que de vous, et vous y serez la maîtresse absolue.
- Il m'est impossible
de vous suivre, dit Merveilleuse ; je suis si lasse que j'en
mourrais. "
Le mouton aux cornes
dorées commanda qu'on fût quérir son char. Un moment
après l'on vit venir six chèvres attelées à
une citrouille d'une si prodigieuse grosseur, que deux personnes pouvaient
s'y asseoir très commodément. La citrouille était
sèche, il y avait dedans de bons carreaux de duvet et de velours
partout. La princesse s'y plaça, admirant un équipage
si nouveau. Le maître mouton entra dans la citrouille avec elle,
et les chèvres coururent de toute leur force jusqu'à une
caverne, dont l'entrée se fermait par une grosse pierre.
Le
mouton doré la toucha avec son pied, aussitôt elle tomba.
Il dit à la princesse d'entrer sans crainte ; elle croyait que
cette caverne n'avait rien que d'affreux, et si elle eût été
moins alarmée, rien n'aurait pu l'obliger de descendre ; mais
dans la force de son appréhension, elle se serait même
jetée dans un puits.
Elle
n'hésita donc pas à suivre le mouton, qui marchait devant
elle : il la fit descendre si bas, si bas, qu'elle pensait aller au
moins aux antipodes ; et elle avait peur quelquefois qu'il ne la conduisît
au royaume des morts. Enfin elle découvrit tout d'un coup une
vaste plaine émaillée de mille fleurs différentes,
dont la bonne odeur surpassait toutes celles qu'elle avait jamais senties
; une grosse rivière d'eau de fleurs d'oranges coulait autour,
des fontaines de vin d'Espagne, de rossolis, d'hypocras et de mille
autres sortes de liqueurs formaient des cascades et de petits ruisseaux
charmants. Cette plaine était couverte d'arbres singuliers ;
il y avait des avenues tout entières de perdeaux, mieux piqués
et mieux cuits que chez la Guerbois, et qui pendaient aux branches ;
il y avait d'autres allées de cailles et de lapereaux, de dindons,
de poulets, de faisans et d'ortolans ; en de certains endroits où
l'air paraissait plus obscur, il y pleuvait des bisques d'écrevisses,
des soupes de santé, des foies gras, des ris de veau mis en ragoûts,
des boudins blancs, des saucissons, des tourtes, des pâtés,
des confitures sèches et liquides, des louis d'or, des écus,
des perles et des diamants. La rareté de cette pluie, et tout
ensemble l'utilité, aurait attiré la bonne compagnie,
si le gros mouton avait été un peu plus d'humeur à
se familiariser ; mais toutes les chroniques qui ont parlé de
lui, assurent qu'il gardait mieux sa gravité qu'un sénateur
romain.
Comme
l'on était dans la plus belle saison de l'année, lorsque
Merveilleuse arriva dans ces beaux lieux, elle ne vit point d'autres
palais qu'une longue suite d'orangers, de jasmins, de chèvrefeuilles
et de petites roses muscades, dont les branches entrelacées les
unes dans les autres formaient des cabinets, des salles et des chambres
toutes meublées de gaze d'or et d'argent, avec de grands miroirs,
des lustres et des tableaux admirables.
Le
maître mouton dit à la princesse qu'elle était souveraine
dans ces lieux, que depuis quelques années il avait eu des sujets
sensibles de s'affliger et de répandre des larmes, mais qu'il
ne tiendrait qu'à elle de lui faire oublier ses malheurs. La
manière dont vous en usez, charmant mouton, lui dit-elle, a quelque
chose de si généreux, et tout ce que je vois ici me paraît
si extraordinaire, que je ne sais qu'en juger.
Elle
avait à peine achevé ces paroles, qu'elle vit paraître
devant elle une troupe de nymphes d'une admirable beauté. Elles
lui présentèrent des fruits dans des corbeilles d'ambre
; mais lorsqu'elle voulut s'approcher d'elles, insensiblement leur corps
s'éloigna ; elle allongea le bras pour les toucher, elle ne sentit
rien, et reconnut que c'était des fantômes.
"
Ha ! qu'est ceci ?
s'écria-t-elle. Avec qui suis-je ?
Elle
se prit à pleurer ; et le roi Mouton (car on le nommait ainsi),
qui l'avait laissée pour quelques moments, étant revenu
auprès d'elle, et voyant couler ses larmes, en demeura si éperdu,
qu'il pensa mourir à ses pieds.
"
Qu'avez-vous, belle
princesse ? lui dit-il.
- A-t-on manqué
dans ces lieux au respect qui vous est dû ?
- Non, lui dit-elle,
je ne me plains point, je vous avoue seulement que je ne suis pas
accoutumée à vivre avec les morts et avec les moutons
qui parlent. Tout me fait peur ici ; et quelque obligation que je vous
aie de m'y avoir amenée, je vous en aurai encore davantage de
me remettre dans le monde.
- Ne vous effrayez
point, répliqua le mouton, daignez m'entendre tranquillement,
et vous saurez ma déplorable aventure. "
"
Je suis né sur le trône. Une longue suite
de rois que j'ai pour aïeux, m'avait assuré la possession
du plus beau royaume de l'univers ; mes sujets m'aimaient, et j'étais
craint et envié de mes voisins, et estimé avec quelque
justice. On disait que jamais roi n'avait été plus digne
de l'être. Ma personne n'était pas indifférente
à ceux qui me voyaient ; j'aimais fort la chasse ; et m'étant
laissé emporter au plaisir de suivre un cerf qui m'éloigna
un peu de tous ceux qui m'accompagnaient, je le vis tout d'un coup se
précipiter dans un étang ; j'y poussai mon cheval avec
autant d'imprudence que de témérité ; mais en avançant
un peu, je sentis, au lieu de la fraîcheur de l'eau, une chaleur
extraordinaire ; l'étang tarit ; et par une ouverture dont il
sortait des feux terribles, je tombai au fond d'un précipice
où l'on ne voyait que des flammes.
Je me croyais
perdu, lorsque j'entendis une voix qui me dit : il ne faut pas moins
de feux, ingrat, pour échauffer ton cur.
- Hé ! qui se
plaint ici de ma froideur ? m'écriai-je.
- Une personne infortunée,
répliqua la voix, qui t'adore sans espoir.
En même temps
les feux s'éteignirent ; je vis une fée que je connaissais
dès ma plus tendre jeunesse, dont l'âge et la laideur m'avaient
toujours épouvanté. Elle s'appuyait sur une jeune esclave
d'une beauté incomparable ; elle avait des chaînes d'or
qui marquaient assez sa condition.
- Quel prodige se
passe ici, Ragotte (c'est le nom de la fée) ? lui dis-je.
Serait-ce bien par vos ordres ?
- Hé, par l'ordre
de qui donc ? répliqua-t-elle. N'as-tu point connu jusqu'à
présent mes sentiments ? Faut-il que j'aie la honte de m'en expliquer?
Mes yeux, autrefois si sûrs de leurs coups, ont-ils perdu tout
leur pouvoir ? Considère où je m'abaisse, c'est moi qui
te fais l'aveu de ma faiblesse, car encore que tu sois un grand roi,
tu es moins qu'une fourmi devant une fée comme moi.
- Je suis tout ce qu'il
vous plaira, lui dis-je, d'un air et d'un ton impatient ; mais
enfin, que me demandez-vous ? Est-ce ma couronne, mes villes, mes trésors
?
- Ha ! malheureux,
reprit-elle dédaigneusement, mes marmitons, quand je voudrai,
seront plus puissants que toi. Je demande ton cur ; mes yeux te
l'ont demandé mille et mille fois ; tu ne les as pas entendus,
ou pour mieux dire, tu n'as pas voulu les entendre. Si tu étais
engagé avec une autre, continua-t-elle, je te laisserais faire
des progrès dans tes amours ; mais j'ai eu trop d'intérêt
à t'éclairer, pour n'avoir pas découvert l'indifférence
qui règne dans ton cur. Eh bien, aime-moi, ajouta-t-elle,
en serrant la bouche pour l'avoir plus agréable, et roulant les
yeux, je serai ta petite Ragotte, j'ajouterai vingt royaumes à
celui que tu possèdes, cent tours pleines d'or, cinq cents pleines
d'argent ; en un mot, tout ce que tu voudras.
- Madame Ragotte, lui
dis-je, ce n'est point dans le fond d'un trou où j'ai pensé
être rôti, que je veux faire une déclaration à
une personne de votre mérite ; je vous supplie, par tous les
charmes qui vous rendent aimable, de me mettre en liberté, et
puis nous verrons ensemble ce que je pourrai pour votre satisfaction.
- Ha ! traître,
s'écria-t-elle, si tu m'aimais, tu ne chercherais point le
chemin de ton royaume ; dans une grotte, dans une renardière,
dans les bois, dans les déserts, tu serais content. Ne crois
pas que je sois novice ; tu songes à t'esquiver, mais je t'avertis
qu'il faut que tu restes ici ; et la première chose que tu feras,
c'est de garder mes moutons : ils ont de l'esprit, et parlent pour le
moins aussi bien que toi.
En même
temps, elle s'avança dans la plaine où nous sommes, et
me montra son troupeau. Je le considérai peu ; cette belle esclave
qui était auprès d'elle m'avait semblé merveilleuse
; mes yeux me trahirent. La cruelle Ragotte y prenant garde, se jeta
sur elle, et lui enfonça un poinçon si avant dans l'il,
que cet objet adorable perdit sur-le-champ la vie. A cette funeste vue,
je me jetai sur Ragotte, et mettant l'épée à la
main, je l'aurais immolée à des mânes si chers,
si par son pouvoir elle ne m'eût rendu immobile. Mes efforts étant
inutiles, je tombai par terre, et je cherchais les moyens de me tuer
pour me délivrer de l'état où j'étais, quand
elle me dit avec un sourire ironique : je veux te faire connaître
ma puissance ; tu es un lion à présent, tu vas devenir
un mouton.
Aussitôt
elle me toucha de sa baguette, et je me trouvai métamorphosé
comme vous voyez. Je ne perdis point l'usage de la parole, ni les sentiments
de douleur que je devais à mon état. Tu seras cinq ans
mouton, dit-elle, et maître absolu de ces beaux lieux ; pendant
qu'éloignée de toi, et ne voyant plus ton agréable
figure, je ne songerai qu'à la haine que je te dois.
Elle disparut.
Et si quelque chose avait pu adoucir ma disgrâce, ç'aurait
été son absence. Les moutons parlants, qui sont ici, me
reconnurent pour leur roi ; ils me racontèrent qu'ils étaient
des malheureux qui avaient déplu par plusieurs sujets différents
à la vindicative fée, et qu'elle en avait composé
un troupeau ; que leur pénitence n'était pas aussi longue
pour les uns que pour les autres.
En effet, ajouta-t-il,
de temps en temps ils redeviennent ce qu'ils ont été,
et quittent le troupeau. Pour les autres, ce sont des rivales ou des
ennemies de Ragotte, qu'elle a tuées pour un siècle ou
pour moins, et qui retourneront ensuite dans le monde. La jeune esclave
dont je vous ai parlé est de ce nombre ; je l'ai vue plusieurs
fois de suite avec plaisir, quoiqu'elle ne me parlât point, et
qu'en voulant l'approcher, il me fût fâcheux de connaître
que ce n'était qu'une ombre ; mais ayant remarqué un de
mes moutons assidu près de ce petit fantôme, j'ai su que
c'était son amant, et que Ragotte, susceptible des tendres impressions,
avait voulu le lui ôter.
Cette raison m'éloigna
de l'ombre esclave ; et depuis trois ans, je n'ai senti aucun penchant
pour rien que pour ma liberté.
C'est ce
qui m'engage d'aller quelquefois dans la forêt. Je vous y ai vue,
belle princesse, continua-t-il, tantôt sur un chariot que
vous conduisiez vous-même avec plus d'adresse que le soleil n'en
a lorsqu'il conduit les siens, tantôt à la chasse sur un
cheval qui semblait indomptable à tout autre qu'à vous
; puis courant légèrement dans la plaine avec les princesses
de votre cour, vous gagniez le prix comme une autre Atalante. Ah
! princesse, si dans tous ces temps où mon cur vous rendait
des voeux secrets, j'avais osé vous parler, que ne vous aurais-je
point dit ? Mais comment auriez-vous reçu la déclaration
d'un malheureux mouton comme moi ? "
Merveilleuse
était si troublée de tout ce qu'elle avait entendu jusqu'alors,
qu'elle ne savait presque plus lui répondre ; elle lui fit cependant
des honnêtetés qui lui laissèrent quelque espérance,
et dit qu'elle avait moins de peur des ombres, puisqu'elles devaient
revivre un jour.
"
Hélas ! continua-t-elle,
si ma pauvre Patypata, ma chère Grabugeon et le joli Tintin,
qui sont morts pour me sauver, pouvaient avoir un sort semblable, je
ne m'ennuirais plus ici. "
Malgré
la disgrâce du roi Mouton, il ne laissait pas d'avoir des privilèges
admirables.
"
Allez, dit-il
à son grand écuyer (c'était un mouton de fort bonne
mine), allez quérir la mauresse, la guenuche et le doguin,
leurs ombres divertiront notre princesse. "
Un
instant après, Merveilleuse les vit, et quoiqu'ils ne l'approchassent
pas d'assez près pour en être touchés, leur présence
lui fut d'une consolation infinie.
Le
roi Mouton avait tout l'esprit et toute la délicatesse qui pouvait
former d'agréables conversations. Il aimait si passionnément
Merveilleuse qu'elle vint aussi à le considérer, et ensuite
à l'aimer. Un joli mouton, bien doux, bien caressant ne laisse
pas de plaire, surtout quand on sait qu'il est roi, et que la métamorphose
doit finir. Ainsi la princesse passait doucement ses beaux jours, attendant
un sort plus heureux. Le galant mouton ne s'occupait que d'elle ; il
faisait des fêtes, des concerts, des chasses ; son troupeau le
secondait, jusqu'aux ombres, elles y jouaient leur personnage.
Un
soir que les courriers arrivèrent, car il envoyait soigneusement
aux nouvelles, et il en savait toujours des meilleures, on vint lui
dire que la sur aînée de la princesse Merveilleuse
allait épouser un grand prince, et que rien n'était plus
magnifique que tout ce qu'on préparait pour les noces.
"
Ha ! s'écria
la jeune princesse, que je suis infortunée de ne pas voir
tant de belles choses ; me voilà sous la terre avec des ombres
et des moutons, pendant que ma soeur va paraître parée
comme une reine ; chacun lui fera sa cour, je serai la seule qui ne
prendra point de part à sa joie.
- De quoi vous plaignez-vous,
madame, lui dit le roi des moutons, vous ai-je refusé
d'aller à la noce ? Partez quand il vous plaira, mais donnez-moi
parole de revenir ; si vous n'y consentez pas, vous m'allez voir expirer
à vos pieds, car l'attachement que j'ai pour vous est trop violent
pour que je puisse vous perdre sans mourir. "
Merveilleuse attendrie,
promit au mouton que rien au monde ne pourrait empêcher son retour.
Il lui donna un équipage proportionné à sa naissance
; elle s'habilla superbement, et n'oublia rien de tout ce qui pouvait
augmenter sa beauté ; elle monta dans un char de nacre de perle,
traîné par six hippogriffes isabelles nouvellement arrivés
des antipodes ; il la fit accompagner par un grand nombre d'officiers
richement vêtus et admirablement bien faits ; il les avait envoyés
chercher fort loin pour faire le cortège.
Elle
se rendit au palais du roi son père, dans le moment qu'on célébrait
le mariage ; dès qu'elle entra, elle surprit par l'éclat
de sa beauté et par celui de ses pierreries, tous ceux qui la
virent ; elle n'entendait autour d'elle que des acclamations et des
louanges ; le roi la regardait avec une attention et un plaisir qui
lui fit craindre d'en être reconnue ; mais il était si
prévenu de sa mort, qu'il n'en eut pas la moindre idée.
Cependant,
l'appréhension d'être arrêtée l'empêcha
de rester jusqu'à la fin de la cérémonie ; elle
sortit brusquement, et laissa un petit coffre de corail garni d'émeraudes
; on voyait écrit dessus en pointes de diamants, pierreries pour
la mariée. On l'ouvrit aussitôt, et que n'y trouva-t-on
pas ? Le roi qui avait espéré de la rejoindre et qui brûlait
de la connaître, fut au désespoir de ne plus la voir ;
il ordonna absolument que, si jamais elle revenait, on fermât
toutes les portes sur elle, et qu'on la retint.
Quelque
courte que fut l'absence de Merveilleuse, elle avait semblé au
mouton de la longueur d'un siècle. Il l'attendait au bord d'une
fontaine, dans le plus épais de la forêt ; il y avait fait
étaler des richesses immenses pour les lui offrir en reconnaissance
de son retour.
Dès
qu'il la vit, il courut vers elle, sautant et bondissant comme un vrai
mouton ; il lui fit mille tendres caresses, il se couchait à
ses pieds, il baisait ses mains, il lui racontait ses inquiétudes
et ses impatiences ; sa passion lui donnait une éloquence dont
la princesse était charmée.
Au
bout de quelque temps, le roi maria sa seconde fille. Merveilleuse l'apprit,
et elle pria le mouton de lui permettre d'aller voir, comme elle avait
déjà fait, une fête où elle s'intéressait
si fort. A cette proposition, il sentit une douleur dont il ne fut point
le maître, un pressentiment secret lui annonçait son malheur
; mais comme il n'est pas toujours en nous de l'éviter, et que
sa complaisance pour la princesse l'emportait sur tous les autres intérêts,
il n'eut pas la force de la refuser.
"
Vous voulez me quitter,
madame, lui dit-il ; cet effet de mon malheur vient plutôt
de ma mauvaise destinée que de vous. Je consens à ce que
vous souhaitez, et je ne puis jamais vous faire un sacrifice plus complet.
"
Elle
l'assura qu'elle tarderait aussi peu que la première fois ; qu'elle
ressentirait vivement tout ce qui pourrait l'éloigner de lui,
et qu'elle le conjurait de ne se pas inquiéter. Elle se servit
du même équipage qui l'avait déjà conduite,
et elle arriva comme la cérémonie commençait :
malgré l'attention que l'on y avait, sa présence fit élever
un cri de joie et d'admiration, qui attira les yeux de tous les princes
sur elle ; ils ne pouvaient se lasser de la regarder, et ils la trouvaient
d'une beauté si peu commune, qu'ils étaient prêts
à croire que ce n'était pas une personne mortelle.
Le
roi se sentit charmé de la revoir ; il n'ôta les yeux de
sur elle que pour ordonner que l'on fermât bien toutes les portes
pour la retenir. La cérémonie étant sur le point
de finir, la princesse se leva promptement, voulant se dérober
parmi la foule, mais elle fut extrêmement surprise et affligée
de trouver les portes fermées.
Le
roi l'aborda avec un grand respect et une soumission qui la rassura.
Il la pria de ne leur pas ôter si tôt le plaisir de la voir
et d'être du célèbre festin qu'il donnait aux princes
et aux princesses. Il la conduisit dans un salon magnifique où
toute la cour était ; il prit lui-même un bassin d'or et
un vase plein d'eau, pour laver ses belles mains. Dans ce moment, elle
ne fut plus maîtresse de son transport, elle se jeta à
ses pieds, et embrassant ses genoux : Voilà mon songe accompli,
dit-elle, vous m'avez donné à laver le jour des noces
de ma sur, sans qu'il vous en soit rien arrivé de fâcheux.
Le
roi la reconnut avec d'autant moins de peine qu'il avait trouvé
plus d'une fois qu'elle ressemblait parfaitement à Merveilleuse
!