Il
y avait une fois un roi, nommé Guinguet, qui était fort
avare. Il voulut se marier ; mais il ne se souciait pas d'avoir une
belle princesse, il voulait seulement qu'elle eût beaucoup d'argent,
et qu'elle fût plus avare que lui. Il en trouva une, telle qu'il
la souhaitait. Elle eut un fils qu'on nomma Tity, et une autre année,
elle eut encore un autre fils, qu'on nomma Mirtil. Tity était
bien plus beau que son frère, mais le roi et la reine ne le pouvaient
souffrir, parce qu'il aimait à partager tout ce qu'on lui donnait
avec les autres enfants, qui venaient jouer avec lui. Pour Mirtil, il
aimait mieux laisser gâter ses bonbons, que d'en donner à
personne : il enfermait ses jouets, crainte de les user, et quand il
tenait quelque chose dans sa main, il la serrait si fort, qu'on ne pouvait
la lui arracher, même pendant qu'il dormait. Le roi et sa femme
étaient fous de cet enfant, parce qu'il leur ressemblait. Les
princes devinrent grands, et de peur que Tity ne dépensât
son argent, on ne lui donnait pas un sol. Un jour que Tity était
à la chasse, un de ses écuyers qui courait à cheval
passa auprès d'une vieille femme et la jeta dans la boue : la
vieille criait qu'elle avait la jambe cassée ; mais l'écuyer
n'en faisait que rire. Tity, qui avait un bon cur, gronda son
écuyer, et s'approchant de la vieille avec l'Éveillé
qui était son page favori, il aida à la vieille à
se relever, et l'ayant prise chacun par un bras, ils la conduisirent
dans une petite cabane, où elle demeurait. Le prince alors fut
au désespoir de n'avoir point d'argent pour donner à cette
femme :
"
Á quoi me sert-il
d'être prince, disait-il, puisque je n'ai pas la liberté
de pouvoir faire du bien ? Il n'y a de plaisir à être un
grand seigneur, que parce qu'on a le pouvoir de soulager les misérables.
"
L'Eveillé,
qui entendit parler le prince ainsi, lui dit :
"
J'ai un écu
pour tout bien et il est à votre service.
- Je vous récompenserai,
quand je serai roi, dit Tity ; j'accepte votre écu pour
donner à cette pauvre femme. "
Tity
étant retourné à la cour, la reine le gronda de
ce qu'il avait aidé à cette pauvre femme à se relever.
"
Le grand malheur quand
cette vieille femme serait morte ! dit-elle à son fils (car
les avares sont impitoyables), il fait beau voir un prince s'abaisser
jusqu'à secourir une misérable gueuse !
- Madame, lui dit
Tity, je croyais que les princes n'étaient jamais plus grands,
que quand ils faisaient du bien.
- Allez, lui
dit la reine, vous êtes un extravagant avec cette belle façon
de penser. "
Le
lendemain, Tity fut encore à la chasse ; mais c'était
pour voir comment cette femme se portait. Il la trouva guérie,
et elle le remercia de la charité qu'il avait eue pour elle.
"
J'ai encore une grâce
à vous demander, lui dit-elle, j'ai des noisettes et des
nèfles qui sont excellentes, je vous prie de me faire la grâce
d'en manger quelques-unes. "
Le
prince ne voulut pas refuser cette bonne femme, de crainte qu'elle ne
crût que c'était par mépris ; il goûta donc
ces noisettes et ces nèfles, et il les trouva excellentes.
"
Puisque vous les trouvez
si bonnes, dit la vieille, faites-moi le plaisir d'emporter le reste
pour votre dessert. "
Pendant
que la vieille disait cela, une poule qu'elle avait se mit à
chanter, et la vieille pria le prince de si bonne grâce d'emporter
aussi cet uf, qu'il le prit par complaisance ; mais en même
temps, il donna quatre guinées à la vieille, car l'Éveillé
lui avait donné cette somme, qu'il avait empruntée à
son père, qui était un gentilhomme de campagne. Quand
le prince fut à son palais, il commanda qu'on lui donnât
l'oeuf, les nèfles et les noisettes de la bonne femme pour son
souper mais quand il eut cassé l'uf, il fut bien étonné
de trouver dedans un gros diamant; les nèfles et les noisettes
étaient aussi remplies de diamants. Quelqu'un fut dire cela à
la reine, qui courut à l'appartement de Tity, et qui fut si charmée
de voir ces diamants, qu'elle l'embrassa et l'appela son cher fils pour
la première fois de sa vie.
"
Voulez-vous bien me
donner ces diamants ? dit-elle à son fils.
- Tout ce que j'ai
est à votre service, lui dit le prince.
- Allez, vous êtes
un bon garçon, lui dit la reine, je vous récompenserai.
"
Elle
emporta donc ce trésor, et elle envoya au prince quatre guinées,
pliées bien proprement dans un petit morceau de papier. Ceux
qui virent ce présent voulurent se moquer de la reine, qui n'était
pas honteuse d'envoyer quatre guinées pour des diamants, qui
valaient plus de cinq cent mille guinées ; mais le prince les
chassa hors de sa chambre, en leur disant qu'ils étaient fort
bien hardis de manquer de respect à sa mère. Cependant
la reine dit à Guinget ;
"
Apparemment que cette
vieille, que Tity a relevée, est une grande fée, il faut
l'aller voir demain ; mais au lieu d'y mener Tity, nous mènerons
son frère, car je ne veux pas qu'elle s'attache trop à
ce benêt, qui n'a pas eu l'esprit de garder ses diamants ".
En
même temps, elle ordonna qu'on nettoyât les carrosses, et
qu'on louât des chevaux ; car elle avait fait vendre ceux du roi,
parce qu'il coûtaient trop a nourrir. On fit emplir deux de ces
carrosses de médecins, chirurgiens, apothicaires, et la famille
royale se mit dans l'autre. Quand ils furent arrivés à
la cabane de la vieille, la reine lui dit qu'elle venait lui demander
excuse de l'étourderie de l'écuyer de Tity.
"
C'est que mon fils
n'a pas l'esprit de choisir de bons domestiques, dit-elle à
la bonne femme; mais je le forcerai de chasser ce brutal. "
Ensuite,
elle dit à la vieille qu'elle avait mené avec elle les
plus habiles gens de son royaume pour guérir son pied. Mais la
bonne femme lui dit que son pied allait fort bien, et qu'elle lui était
obligée de la charité qu'elle avait, de visiter une pauvre
femme comme elle.
"
Oh, vraiment, lui
dit la reine, nous savons bien que vous êtes une grande fée,
car vous avez donné au prince Tity une grande quantité
de diamants.
- Je vous assure, madame,
dit la vieille, que je n'ai donné au prince qu'un uf,
des nèfles et des noisettes, j'en ai encore au service de Votre
Majesté.
- Je les accepte de
bon cur", dit la reine, qui était charmée
de l'espérance d'avoir des diamants.
Elle
reçut le présent, caressa la vieille, la pria de la venir
voir, et tous les courtisans, à l'exemple du roi et de la reine,
donnèrent de grandes louanges à cette bonne femme. La
reine lui demanda, quel âge elle avait.
"
J'ai soixante ans,
répondit-elle.
- Vous n'en paraissez
pas quarante, dit la reine, et vous pouvez encore vous marier, car vous
êtes fort aimable."
Le
prince Mirtil, qui était fort mal élevé, se mit
à rire au nez de la vieille à ce discours, et lui dit
qu'il aurait bien du plaisir de danser à sa noce : mais la bonne
femme ne fit pas semblant de voir qu'il se moquait d'elle. Toute la
cour partit, et la reine ne fut pas plutôt arrivée dans
son palais, qu'elle fit cuire l'uf, et cassa les noix et les nèfles
; mais au lieu de trouver un diamant dans l'uf, elle n'y trouva
qu'un petit poulet, et les noix et les nèfles étaient
pleines de vers. Aussitôt, la voilà dans une colère
épouvantable.
"
Cette vieille est une
sorcière, dit-elle, qui a voulu se moquer de moi, je veux
la faire mourir. "
Elle
assembla donc les juges pour faire le procès à la vieille
femme, mais l'Eveillé, qui avait entendu tout cela, courut à
la cabane, pour lui dire de se sauver.
"
Bonjour, le page aux
vieilles ", lui dit-elle ; car on lui avait donné ce
nom, depuis qu'il avait aidé à la tirer de la boue.
" Ah ! ma bonne
mère, lui dit l'Eveillé, hâtez vous de vous
sauver dans la maison de mon père ; c'est un très honnête
homme, il vous cachera de bon coeur ; mais, si vous demeurez dans votre
cabane, on enverra des soldats pour vous prendre, et vous faire mourir.
- Je vous ai bien de
l'obligation, lui dit la vieille mais je ne crains point la méchanceté
de la reine. "
En
même temps, quittant la forme d'une vieille, elle parut à
l'Éveillé sous la figure naturelle, et il fut ébloui
de sa beauté. L'Éveillé voulait se jeter à
ses pieds ; mais elle l'en empêcha, et lui dit :
"
Je vous défends
de dire au prince, ni à personne au monde, ce que vous venez
de voir ; je veux récompenser votre charité : demandez-moi
un don.
- Madame, lui dit
l'Éveillé, j'aime beaucoup le prince mon maître,
et je souhaite de tout mon coeur de lui être utile; ainsi, je
vous demande d'être invisible quand je le souhaiterai, afin de
pouvoir connaître quels sont les courtisans qui aiment véritablement
mon prince.
- Je vous accorde ce
don, reprit la fée ; mais il faut encore que je paye les
dettes de Tity : n'a-t-il pas emprunté quatre guinées
à votre père ?
- Il les a rendues,
reprit l'Éveillé ; il sait bien qu'il est honteux aux
princes, de ne pas payer leurs dettes ; ainsi, il m'a remis les quatre
guinées que la reine lui a envoyées.
- Je sais bien cela,
dit la fée ; mais je sais aussi que le prince a été
au désespoir de ne pouvoir rendre davantage ; car il sait qu'un
prince doit récompenser noblement, et c'est cette dette que je
veux payer. Prenez cette bourse qui est pleine d'or, et portez-la à
votre père : il y trouvera toujours la même somme, pourvu
qu'il n'y prenne que pour faire de bonnes actions."
En
même temps, la fée disparut, et l'Éveillé
fut porter cette bourse à son père, auquel il recommanda
le secret. Cependant, les juges, que la reine avait assemblés
pour condamner la vieille, étaient fort embarrassés, et
ils dirent à cette princesse :
"
Comment voulez-vous
que nous condamnions cette bonne femme, elle n'a point trompé
Votre Majesté ; elle lui a dit, "je ne suis qu'une
pauvre femme et je n'ai pas de diamants".
La
reine se mit fort en colère, et leur dit :
"
Si vous ne condamnez
pas cette malheureuse qui s'est moquée de moi, et qui m'a fait
dépenser inutilement beaucoup d'argent pour louer des chevaux,
et payer des médecins, vous aurez sujet de vous en repentir.
"
Les
juges pensèrent en eux-mêmes, la reine est une très
méchante femme ; si nous lui désobéissons, elle
trouvera le moyen de nous faire périr ; il vaut mieux que la
vieille périsse que nous. Tous les juges condamnèrent
donc la vieille à être brûlée toute vive,
comme une sorcière. Il n'y en eut qu'un seul qui dit qu'il aimerait
mieux être brûlé lui-même, que de condamner
une innocente. Quelques jours après, la reine trouva des faux
témoins, qui dirent que ce juge avait mal parlé d'elle
; on lui ôta sa charge, et il allait être réduit
à demander l'aumône avec sa femme et ses enfants ; mais
l'Éveillé prit une grosse somme dans la bourse de son
père, et la donnant à ce juge, il lui conseilla de passer
dans un autre pays. Cependant l'Éveillé se trouvait partout,
depuis qu'il pouvait se rendre invisible : il apprit beaucoup de secrets
; mais comme c'était un honnête garçon, jamais il
ne rapportait rien qui pût faire mal à personne, excepté
ce qui pouvait servir à son maître. Comme il allait souvent
dans le cabinet du roi, il entendait que la reine disait à son
mari :
"
Ne sommes-nous pas
malheureux, que Tity soit l'aîné ? Nous amassons beaucoup
de trésors qu'il dissipera aussitôt qu'il sera roi ; et
Mirtil qui est bon ménager, au lieu de toucher à ces trésors,
les aurait augmentés ; n'y aurait-il pas moyen de le déshériter
?
- I1 faudra voir,
lui répondit le roi, et si nous ne pouvons y réussir,
il faudra enterrer ces trésors, crainte qu'il ne les dissipe.
"
L'Eveillé
entendait aussi tous les courtisans, qui, pour plaire au roi et à
la reine, leur disaient du mal de Tity, et louaient Mirtil, puis au
sortir de chez le roi, ils venaient chez le prince, et lui disaient
qu'ils avaient pris son parti devant le roi et la reine ; mais le prince,
qui savait la vérité par le moyen de l'Eveillé,
se moquait d'eux dans son coeur, et les méprisait. Il y avait
à la cour quatre seigneurs qui étaient fort honnêtes
gens ; ceux-là prenaient le parti de Tity, mais ils ne s'en vantaient
pas ; au contraire, ils l'exhortaient toujours à aimer le roi
et la reine, et à leur être obéissant. Il y avait
un roi voisin qui envoya des ambassadeurs à Guinguet pour une
affaire de conséquence. La reine, selon la bonne coutume, ne
voulut pas que Tity parût devant les ambassadeurs. Elle lui dit
d'aller dans une belle maison de campagne qui appartenait au roi, parce
que, ajouta-t-elle ;
"
Les ambassadeurs voudront
sans doute voir cette maison, et il faudra que vous en fassiez les honneurs
".
Quand
Tity fut parti, la reine prépara tout pour recevoir les ambassadeurs,
sans qu'il lui en coûtât beaucoup. Elle prit une jupe de
velours, et la donna aux tailleurs, pour faire les deux derrières
d'un habit à Guinguet et à Mirtil ; on fit les devants
de ces habits de velours neuf, car la reine pensait que, le roi et le
prince étant assis, on ne verrait pas le derrière de leurs
habits. Pour les rendre magnifiques, elle prit les diamants qu'on avait
trouvés dans les nèfles, pour servir de boutons à
l'habit du roi ; elle attacha à son chapeau le diamant qui avait
été trouvé dans l'oeuf, et les petits qui étaient
sortis des noisettes furent employés à faire des boutons
à l'habit de Mirtil, et une pièce, un collier, et des
noeuds de manche à la reine. Véritablement ils éblouissaient
avec tous les diamants. Guinguet et sa femme se mirent sur leur trône
et Mirtil était à leurs pieds ; mais à peine les
ambassadeurs furent-ils entrés dans la chambre, que les diamants
disparurent, et il n'y eut plus que des nèfles, des noisettes
et un uf. Les ambassadeurs crurent que Guinguet s'était
habillé d'une manière si ridicule, pour faire affront
à leur maître ; ils sortirent tout en colère, et
dirent que leur maître leur apprendrait qu'il n'était pas
un roi de nèfles. On eut beau les rappeler, ils ne voulurent
rien écouter, et s'en retournèrent dans leur pays. Guinguet
et sa femme restèrent fort honteux et fort en colère.
"
C'est Tity qui nous
a joué ce tour, dit-elle au roi, quand il fut seul avec elle
; il faut le déshériter, et laisser notre couronne
à Mirtil.
- J'y consens de tout
mon coeur ", dit le roi.
En
même temps ils entendirent une voix qui leur dit,
" Si vous êtes
assez méchants pour le faire, je vous casserai tous les os, les
uns après les autres ".
Ils
eurent une grande peur d'entendre cette voix ; car ils ne savaient pas
que l'Eveillé était dans leur cabinet, et qu'il avait
entendu leur conversation. Ils n'osèrent donc faire aucun mal
à Tity ; mais ils faisaient chercher la vieille de tous les côtés
pour la faire mourir, et ils étaient au désespoir de ce
qu'on ne pouvait la trouver. Cependant, le roi Violent, qui était
celui qui avait envoyé les ambassadeurs à Guinguet, crut
que véritablement on avait voulu se moquer de lui, et résolut
de se venger, en déclarant la guerre à Guinguet. Ce dernier
en fut d'abord bien fâché, car il n'avait pas de courage,
et craignait être tué, mais la reine lui dit;
"
Ne vous affligez pas,
nous enverrons Tity commander notre armée, sous prétexte
de lui faire honneur ; c'est un étourdi qui se fera tuer, et
alors nous aurons le plaisir de laisser la couronne à Mirtil
".
Le
roi trouva cette invention admirable, et ayant fait revenir Tity de
la campagne, il le nomma généralissime de ses troupes
; et pour lui donner plus d'occasions d'exposer sa vie, il lui donna
un plein pouvoir pour la guerre, ou la paix. Tity, étant arrivé
sur les frontières du royaume de son père, résolut
d'attendre l'ennemi, et s'occupa à faire bâtir une forteresse
dans un petit passage, par lequel il fallait entrer. Un jour qu'il regardait
travailler les soldats, il eut soif, et voyant une maison sur une montagne
voisine, il monta pour demander à boire. Le maître de la
maison, qui se nommait Abor, lui en donna, et comme le prince allait
se retirer, il vit entrer dans cette maison une fille si belle, qu'il
en fut ébloui. C'était Biby, fille d'Abor ; et le prince,
charmé de cette belle fille, retourna souvent à cette
maison sous divers prétextes. Il parla souvent à Biby,
et trouvant qu'elle était fort sage et qu'elle avait beaucoup
d'esprit, il disait en lui-même : si j'étais mon maître,
j'épouserais Biby, elle n'est pas née princesse, mais
elle a tant de vertus, qu'elle est digne de devenir reine. Tous les
jours il devenait plus amoureux de cette fille ; et enfin, il prit la
résolution de lui écrire.
Biby,
qui savait fort bien qu'une honnête fille ne reçoit point
de lettres des hommes, porta celle du prince à son père,
sans l'avoir décachetée. Abor, voyant que le prince était
amoureux de sa fille, demanda à Biby si elle aimait Tity. Biby
qui n'avait jamais menti dans toute sa vie, dit à son père
que le prince lui avait paru si honnête homme, qu'elle n'avait
pu s'empêcher de l'aimer ; mais, ajouta-t-elle ;
"
Je sais bien qu'il
ne peut pas m'épouser, parce que je ne suis qu'une bergère
; ainsi, je vous prie de m'envoyer chez ma tante qui demeure bien loin
d'ici ".
Son
père la fit partir le même jour, et le prince fut si chagrin
de l'avoir perdue, qu'il en tomba malade. Abor lui dit :
"
Mon prince, je suis
bien fâché de vous chagriner, mais puisque vous aimez ma
fille, vous ne voudriez pas la rendre malheureuse ; vous savez bien
qu'on méprise, comme la boue des rues, une fille qui reçoit
les visites d'un homme qui l'aime, et qui ne veut pas l'épouser.
- Écoutez,
Abor, dit le prince, j'aimerais mieux mourir, que de manquer
de respect à mon père, en me mariant sans sa permission
; mais promettez-moi de me garder votre fille, et je vous promets de
l'épouser quand je serai roi : je consens à ne point la
voir jusqu'à ce temps-là."
En
même temps la fée parut dans la chambre, et surprit beaucoup
le prince ; car il ne l'avait jamais vue sous cette figure.
"
Je suis la vieille
que vous avez secourue, dit-elle au prince ; et vous êtes
si honnête homme, et Biby est si sage, que je vous prends tous
les deux sous ma protection. Vous l'épouserez dans deux ans,
mais jusqu'à ce temps, vous aurez encore bien des traverses.
Au reste, je vous promets de vous rendre une visite tous les mois, et
je mènerai Biby avec moi."
Le
prince fut enchanté de cette promesse, et résolut d'acquérir
beaucoup de gloire pour plaire à Biby. Le roi Violent vint lui
offrir la bataille, et Tity non seulement la gagna, mais encore Violent
fut fait prisonnier. On conseillait à Tity de lui ôter
tout son royaume, mais il dit :
"
Je ne veux pas faire
cela : les sujets, qui aiment toujours mieux leur roi qu'un étranger,
se révolteraient, et lui rendraient la couronne ; Violent n'oublierait
jamais sa prison, et ce serait une guerre continuelle qui rendrait deux
peuples malheureux : je veux au contraire rendre la liberté à
Violent, et ne lui rien demander pour cela ; je sais qu'il est généreux,
il deviendra mon ami et son amitié vaudra mieux pour nous, que
son royaume qui ne nous appartient pas; et j'éviterai par là
une guerre, qui coûterait la vie à plusieurs milliers d'hommes.
"
Ce
que Tity avait prévu arriva, Violent fut si charmé de
sa générosité, qu'il jura une alliance éternelle
avec le roi Guinguet, et avec son fils.
Cependant,
Guinguet fut fort en colère, quand il apprit que son fils avait
rendu la liberté à Violent, sans lui faire payer beaucoup
d'argent, et ce prince avait beau lui représenter qu'il lui avait
donné l'ordre d'agir comme il le voudrait, il ne pouvait lui
pardonner. Tity, qui aimait et respectait son père, tomba malade
de chagrin de lui avoir déplu. Un jour qu'il était seul
dans son lit, sans penser que c'était le premier jour du mois,
il vit entrer deux jolis serins par la fenêtre, et fut fort surpris
lorsque ces deux serins, reprenant leurs formes naturelles, lui présentèrent
la fée et sa chère Biby. Il allait remercier la bonne
fée, quand la reine entra dans son appartement, tenant dans ses
bras un gros chat qu'elle aimait beaucoup, parce qu'il prenait les souris
qui mangeaient les provisions, et qu'il ne lui coûtait rien à
nourrir. D'abord que la reine vit les serins, elle se fâcha de
ce qu'on les laissait courir, parce que cela gâtait les meubles.
Le prince lui dit qu'il les ferait mettre dans une cage ; mais elle
répondit qu'elle voulait qu'on les prît dans le moment,
qu'elle les aimait beaucoup, et qu'elle les mangerait à son dîner.
Le prince désespéré eut beau prier, tous les courtisans
et ses domestiques couraient après les serins, et on ne l'écoutait
pas. Un valet prit un balai, et fit tomber à terre la pauvre
Biby. Le prince se jeta hors de son lit pour la secourir ; mais il serait
arrivé trop tard, car le chat de la reine s'était échappé
de ses bras, et allait la tuer d'un coup de griffe, lorsque la fée,
prenant tout d'un coup la figure d'un gros chien, sauta sur le chat,
l'étrangla ; ensuite, elle prit aussi bien que Biby la figure
d'une petite souris, et elles s'enfuirent toutes les deux par un petit
trou, qui était dans un coin de la chambre. Le prince était
tombé évanoui à la vue du danger qu'avait couru
sa chère Biby ; mais la reine n'y fit pas attention, elle n'était
occupée que de la mort de son chat, pour lequel elle jetait des
cris horribles : elle dit au roi qu'elle se tuerait s'il ne vengeait
pas la mort de ce pauvre animal ; que Tity avait commerce avec des sorciers,
pour lui donner du chagrin, et qu'elle n'aurait pas un moment de repos
qu'il ne l'eût déshérité, pour donner la
couronne à son frère. Le roi y consentit, et lui dit que
le lendemain il ferait arrêter le prince, et qu'on lui ferait
son procès. Le fidèle Éveillé ne s'était
pas endormi dans cette occasion ; il s'était glissé dans
le cabinet du roi, et vint tout de suite avertir le prince. La peur
qu'il avait eue lui avait ôté la fièvre, et il se
disposait à monter à cheval pour se sauver, lorsqu'il
vit la fée, qui lui dit :
"
Je suis lasse des méchancetés
de votre mère, et de la faiblesse de votre père ; je vais
vous donner une bonne armée, allez les prendre dans leur palais,
vous les mettrez dans une prison avec leur fils Mirtil, vous monterez
sur le trône, et vous épouserez Biby tout de suite.
- Madame, dit
le prince à la fée, vous savez que j'aime Biby plus
que ma vie ; mais le désir de l'épouser ne me fera jamais
oublier ce que je dois à mon père, et à ma mère,
et j'aimerais mieux périr tout à l'heure, que de prendre
les armes contre eux.
- Venez, que je vous
embrasse, lui dit la fée ; j'ai voulu éprouver
votre vertu, si vous aviez accepté mes offres, je vous aurais
abandonné ; mais puisque vous avez eu le courage d'y résister,
je serai toujours de vos amies, et je vais vous en donner la preuve.
Prenez la forme d'un vieillard, et sûr de ne pouvoir être
reconnu sous cette figure, parcourez votre royaume, et vous instruirez
par vous-même de toutes les injustices qu'on commet contre vos
pauvres sujets, afin de les réparer quand vous serez roi ; l'Eveillé,
qui restera à la cour, vous rendra compte de tout ce qui arrivera
pendant votre absence."
Le
prince obéit à la fée, et il vit des choses qui
le firent frémir. On vendait la justice, les gouverneurs pillaient
le peuple, les grands maltraitaient les petits, et tout cela se faisait
au nom du roi. Au bout de deux ans, l'Éveillé lui écrivit
que son père était mort, et que la reine avait voulu faire
couronner son frère ; mais que les quatre seigneurs qui étaient
honnêtes gens, s'y étaient opposés, parce qu'il
les avait avertis qu'il était vivant, et qu'ainsi, la reine s'était
sauvée avec son fils dans une province, qu'elle avait fait révolter.
Tity, qui avait repris sa figure, alla dans sa capitale et fut reconnu
roi, après quoi il écrivit une lettre fort respectueuse
à la reine, pour la prier de ne point causer de révolte
: il lui offrit aussi une bonne pension pour elle et son frère
Mirtil. La reine, qui avait une grosse armée, lui écrivit
qu'elle voulait la couronne, et qu'elle viendrait la lui arracher de
dessus la tête. Cette lettre ne fut pas capable de porter Tity
à sortir du respect qu'il devait à la reine ; mais cette
méchante femme ayant appris que le roi Violent venait au secours
de son ami Tity, avec un grand nombre de soldats, elle fut forcée
d'accepter les propositions de son fils. Ce prince se vit donc paisible
possesseur de son royaume, et il épousa la belle Biby au contentement
de tous ses sujets, qui furent charmés d'avoir une si belle reine.
Tity,
étant monté sur le trône, commença par rétablir
le bon ordre dans ses États, et pour y parvenir, il ordonna que
tous ceux qui voudraient se plaindre à lui de toutes les injustices
qu'on leur aurait faites, seraient les bienvenus, et il défendit
aux gardes de renvoyer une seule personne qui aurait à lui parler,
quand même ce serait un homme qui demanderait l'aumône ;
car, disait ce bon prince, " je suis le père de tous
mes sujets, des pauvres comme des riches ".
D'abord
les courtisans ne s'effrayaient point de ce discours : ils disaient
;
"
Le roi est jeune, cela
ne durera pas longtemps ; il prendra du goût pour les plaisirs,
et sera forcé d'abandonner à ses favoris le soin des affaires
" ; ils se trompèrent.
Tity
ménagea si bien son temps, qu'il en eut pour tout ; d'ailleurs
le soin qu'il eut de punir les premiers qui commirent des injustices,
fit que personne n'osa plus s'écarter de son devoir. Il avait
envoyé des ambassadeurs au roi Violent, pour le remercier du
secours qu'il lui avait préparé. Ce prince lui fit dire
qu'il serait charmé de le voir encore une fois, et que s'il voulait
se rendre sur les frontières de son royaume, il y viendrait volontiers,
pour lui rendre visite. Comme tout était fort tranquille dans
le royaume de Tity, il accepta cette partie qui convenait à un
dessein qu'il avait formé : c'était d'embellir la petite
maison, où il avait vu sa chère Biby pour la première
fois : il commanda donc à deux de ses officiers d'acheter toutes
les terres qui étaient à l'entour, mais il leur défendit
de forcer personne, car, disait-il ;
"
Je ne suis pas roi
pour faire violence à mes sujets, et après tout, chacun
doit être maître de son petit héritage ".
Cependant,
Violent étant arrivé sur la frontière, les deux
cours se réunirent ; elles étaient brillantes. Violent
avait mené avec lui sa fille unique, qu'on nommait Elise, qui
était la plus belle fille du monde depuis que Biby était
femme, et qui était aussi très bonne. Tity avait mené
avec lui outre son épouse, une de ses cousines, qu'on nommait
Blanche et qui outre qu'elle était belle et vertueuse, avait
encore beaucoup d'esprit. Comme on était, pour ainsi dire, à
la campagne, les deux rois dirent qu'il fallait vivre en liberté,
qu'on permettrait à plusieurs dames et seigneurs de souper avec
les deux rois et les princesses ; et pour ôter le cérémonial,
on dit qu'on n'appellerait point les rois Votre Majesté, et que
ceux qui le feraient, payeraient une guinée d'amende. Il n'y
avait qu'un quart d'heure qu'on était à table, lorsqu'on
vit entrer une petite vieille assez mal habillée. Tity et l'Éveillé,
qui la reconnurent, furent devant elle ; mais, comme elle leur fit un
coup d'oeil, ils pensèrent qu'elle ne voulait pas être
connue ; ils dirent donc au roi Violent et aux princesses, qu'ils leur
demandaient la permission de leur présenter une de leurs bonnes
amies, qui venait leur demander à souper. La vieille, sans façons,
se plaça dans un fauteuil qui était auprès de Violent,
et que personne n'avait osé prendre par respect ; elle dit à
ce prince :
"
Comme les amis de nos
amis sont nos amis, vous voulez bien que j'en use librement avec vous.
"
Violent,
qui était un peu haut de son naturel, fut décontenancé
de la familiarité de cette vieille, mais il n'en fit pas semblant.
On avait averti la bonne femme de l'amende qu'on payerait toutes les
fois qu'on dirait Votre Majesté ; cependant à peine fut-elle
à table qu'elle dit à Violent :
"
Votre Majesté
me paraît surprise de la liberté que je prends ; mais c'est
une vieille habitude, et je suis trop âgée pour me réformer,
ainsi, Votre Majesté voudra bien me pardonner.
- Á l'amende,
s'écria Violent, vous devez deux guinées.
- Que Votre Majesté
ne se fâche pas, dit la vieille. J'avais oublié
qu'il ne faut pas dire Votre Majesté, mais Votre Majesté
ne pense pas, qu'en défendant de dire Votre Majesté, vous
faites souvenir tout le monde de se tenir dans ce respect gênant,
que vous voulez bannir. C'est comme ceux, qui, pour se familiariser,
disent à ceux qu'ils reçoivent à leurs tables,
quoiqu'ils soient au-dessous d'eux, "buvez à ma santé"
; il n'y a rien de si impertinent que cette bonté là ;
c'est comme s'ils leur disaient : souvenez-vous bien que vous n'êtes
pas faits pour boire à ma santé, si je ne vous en donnais
pas la permission. Ce que j'en dis, au reste, n'est pas pour m'exempter
de payer l'amende ; je dois sept guinées, les voilà. "
En
même temps, elle tira de sa poche une bourse aussi usée
que si elle eût été faite depuis cent ans, et jeta
les sept guinées sur la table. Violent ne savait s'il devait
rire, ou se fâcher, du discours de la vieille ; il était
sujet à se mettre en colère pour un rien, et son sang
commençait à s'échauffer. Toutefois, il résolut
de se faire violence par considération pour Tity ; et prenant
la chose en badinant :
"
Eh bien, ma bonne mère,
dit-il à la vieille, parlez à votre fantaisie, soit
que vous disiez Votre Majesté, ou non, je ne veux pas moins être
un de vos amis.
- J'y compte bien,
reprit la vieille, c'est pour cela que j'ai pris la liberté
de dire mon sentiment, et je le ferai toutes les fois que j'en trouverai
l'occasion ; car on ne peut rendre un plus grand service à ses
amis, que de les avertir de ce qu'on croit qu'ils font mal.
- Il ne faudrait pas
vous y fier, répondit Violent ; il y a des moments, où
je ne recevrais pas volontiers de tels avis.
- Avouez, mon prince,
lui dit la vieille, que vous n'êtes pas loin d'un de ces moments
; et que vous donneriez quelque chose de bon, pour avoir la liberté
de m'envoyer promener tout à votre aise. Voilà nos héros.
Ils seraient au désespoir qu'on leur reprochât d'avoir
fui devant un ennemi, et de lui avoir cédé la victoire
sans combat, et ils avouent de sang-froid qu'ils n'ont pas le courage
de résister à leur colère, comme s'il n'était
pas plus honteux de céder lâchement à une passion
qu'à un ennemi, qu'il n'est pas toujours en notre pouvoir de
vaincre. Mais, changeons de discours, celui-ci ne vous est pas agréable
; permettez que je fasse entrer mes pages, qui ont quelques présents
à faire à la compagnie. "
Dans
le moment, la vieille frappa sur la table, et l'on vit entrer par les
quatre fenêtres de la salle, quatre enfants ailés, qui
étaient les plus beaux du monde. Ils portaient chacun une corbeille
pleine de divers bijoux d'une richesse étonnante. Le roi Violent
ayant en même temps jeté les yeux sur la vieille, fut surpris
de la voir changée en une dame si belle et si richement parée,
qu'elle éblouissait les yeux.
"
Ah, madame, dit-il
à la fée, je vous reconnais pour la marchande de nèfles
et de noisettes, qui me mit si fort en colère ; pardonnez au
peu d'égard que j'ai eu pour vous, je n'avais pas l'honneur de
vous connaître.
- Cela doit vous
faire voir qu'il ne faut jamais manquer d'égard pour personne,
reprit la fée; mais, mon prince, pour vous montrer que je
n'ai point de rancune, je veux vous faire deux présents. Le premier
est ce gobelet ; il est fait d'un seul diamant, mais ce n'est pas ce
qui le rend précieux : toutes les fois que vous serez tenté
de vous mettre en colère, emplissez ce verre d'eau, et le buvez
en trois fois, et vous sentirez la passion se calmer, pour faire place
à la raison. Si vous profitez de ce premier présent, vous
vous rendrez digne du second. Je sais que vous aimez la princesse Blanche
; elle vous trouve fort aimable, mais elle craint vos emportements,
et ne vous épousera qu'à condition que vous ferez usage
du gobelet. "
Violent,
surpris de ce que la fée connaissait si bien ses défauts
et ses inclinations, avoua qu'en effet il se croirait fort heureux d'épouser
Blanche ; mais ajouta-t-il ;
" Il
me reste un obstacle à vaincre, quand même je serais assez
heureux pour obtenir le consentement de Blanche ; je me ferais toujours
une peine de me remarier, par la crainte de priver ma fille d'une couronne.
- Ce sentiment est
beau, dit la fée, et il se trouve peu de pères
capables de sacrifier leurs inclinations au bonheur de leurs enfants
; mais, que cela ne vous arrête point. Le roi de Mogolan, qui
était un de mes amis, vient de mourir sans enfants, et par mon
conseil, il a disposé de sa couronne en faveur de l'Éveillé.
Il n'est pas né prince, mais il mérite de le devenir ;
il aime la princesse Élise, elle est digne d'être la récompense
de la fidélité de l'Éveillé : et si son
père y consent, je suis sûre qu'elle lui obéira
sans répugnance. "
Élise
rougit à ce discours : il est vrai qu'elle avait trouvé
l'Éveillé fort aimable et qu'elle avait écouté
avec plaisir ce qu'on lui avait raconté de sa fidélité
pour son maître.
" Madame,
dit Violent, nous avons pris l'habitude de nous parler à
coeur ouvert. J'estime l'Éveillé, et si l'usage ne me
liait pas les mains, je n'aurais pas besoin de lui voir une couronne,
pour lui donner ma fille ; mais les hommes, et surtout les rois, doivent
respecter les usages reçus, et ce serait blesser ces usages que
de donner ma fille à un simple gentilhomme, elle qui sort d'une
des plus anciennes familles du monde ; car vous savez bien que depuis
trois cents ans, nous occupons le trône.
- Mon prince, lui
dit la fée, vous ignorez que la famille de l'Éveillé
est tout aussi ancienne que la vôtre, puisque vous êtes
parents, et que vous sortez de deux frères, encore l'Éveillé
doit-il avoir le pas, car il est sorti de l'aîné, et votre
père n'était que le cadet.
- Si vous voulez me
prouver cela, dit le roi Violent, je jure de donner ma fille
à l'Éveillé, quand même les sujets du feu
roi de Mogolan refuseraient de le reconnaître pour maître.
- Rien de plus facile
que de vous prouver l'ancienneté de la maison de l'Éveillé,
dit la fée. Il sort d'Élsa, l'aîné des
fils de Japhet, fils de Noé, qui s'établit dans le Péloponnèse,
et vous sortez du second fils de ce même Japhet. "
Il
n'y eut personne qui n'eût beaucoup de peine à s'empêcher
d'éclater de rire, en voyant que la fée se moquait si
sérieusement de Violent. Pour lui, la colère commençait
à s'emparer de ses sens, lorsque la princesse Blanche, qui était
à côté de lui, lui présenta le gobelet de
diamant : il le but en trois coups, comme la fée le lui avait
commandé ; et pendant cet intervalle, il pensa en lui-même
qu'effectivement tous les hommes étaient réellement égaux
dans leur naissance, puisqu'ils sortaient tous de Noé, et qu'il
n'y avait de vraie différence, que celle qu'ils y mettaient par
leurs vertus. Ayant achevé de vider son verre, il dit à
la fée :
" En
vérité, madame, je vous ai beaucoup d'obligation, vous
venez de me corriger de deux grands défauts, de mon entêtement
sur ma noblesse, et de l'habitude de me mettre en colère. J'admire
la vertu du gobelet dont vous m'avez fait présent ; à
mesure que je buvais, j'ai senti ma colère se calmer, et les
réflexions que j'ai faites, dans l'intervalle des trois coups
que j'ai bus, ont achevé de me rendre raisonnable.
- Je ne veux pas
vous tromper, dit la fée, il n'y a aucune vertu dans le
gobelet dont je vous ai fait présent ; et je veux apprendre à
toute la compagnie en quoi consiste le sortilège de cette eau,
bue en trois coups. Un homme raisonnable ne se mettrait jamais en colère,
si cette passion ne le surprenait pas, et lui laissait le temps de réfléchir
: or, en se donnant la peine de faire remplir ce gobelet d'eau, en le
buvant en trois fois, on prend du temps ; les sens se calment, les réflexions
viennent, et lorsque cette cérémonie est achevée,
la raison a eu le temps de prendre le dessus sur la passion.
- En vérité,
lui dit Violent, j'en ai plus appris aujourd'hui, que pendant
le reste de ma vie. Heureux Tity ; vous deviendrez le plus grand prince
du monde avec une telle protectrice ; mais, je vous conjure d'employer
le pouvoir que vous avez sur l'esprit de madame, à la faire souvenir
qu'elle m'a promis d'être de mes amies.
- Je m'en souviens
trop bien pour l'oublier, dit la fée, et je vous en ai
déjà donné des preuves; je continuerai à
le faire, tant que vous serez docile, et j'espère que ce sera
jusqu'à la fin de notre vie. Aujourd'hui, ne pensons plus qu'à
nous divertir pour célébrer votre mariage, et celui de
la princesse Élise. "
En
même temps, on avertit Tity que les officiers, qu'il avait chargés
d'acheter toutes les terres et les maisons qui environnaient celle de
Biby, demandaient à lui parler. Il commanda qu'on les fit entrer,
et ils lui montrèrent le dessein de l'ouvrage qu'ils voulaient
faire en cette petite maison. Ils y avaient ajouté un grand jardin,
et un grand parc, qui aurait été parfait, s'ils eussent
pu abattre une petite maison, qui se trouvait au beau milieu d'une des
allées de ce parc, et qui en gâtait la symétrie.
" Et
pourquoi n'avez-vous pas ôté cette bicoque ? dit le
roi Violent, en parlant à ces officiers et aux architectes.
- Seigneur, lui
répondirent-ils, notre roi nous avait défendu de faire
violence à personne, et il s'est trouvé un homme qui n'a
jamais voulu vendre la maison, quoique nous ayons offert de la lui payer
quatre fois plus qu'elle ne vaut.
- Si ce coquin-là
était né mon sujet, je le ferais pendre, dit Violent.
- Vous videriez
votre gobelet auparavant, dit la fée.
- Je crois que le
gobelet ne pourrait lui sauver la vie, répondit Violent ;
car enfin, n'est-il pas horrible qu'un roi ne soit pas maître
dans ses États, et qu'il soit contraint d'abandonner un ouvrage
qu'il souhaite achever, par l'obstination d'un faquin, qui devrait s'estimer
trop heureux de faire sa fortune, en obligeant son maître, sans
le forcer à le contraindre, ou à abandonner son dessein.
- Je ne ferai ni l'un
ni l'autre, dit Tity, en riant, et je prétends que cette
maison soit le plus grand ornement de mon parc.
- Oh, je vous en défie,
dit Violent, elle est tellement placée, qu'elle ne peut
servir qu'à le gâter.
- Voici ce que je ferai,
dit Tity, elle sera environnée d'une muraille assez haute,
pour empêcher cet homme d'entrer dans mon parc, mais pas assez
pour lui ôter la vue, car il ne serait pas juste de l'enfermer
comme dans une prison ; cette muraille continuera des deux côtés,
et l'on y lira ces paroles, écrites en lettres d'or : Un roi,
qui fit bâtir ce parc, aima mieux lui laisser ce défaut,
que de devenir injuste à l'égard d'un de ses sujets, en
lui ravissant l'héritage de ses pères, sur lequel il n'avait
d'autre droit, que celui de la force.
- Tout ce que je vois
me confond, dit Violent ; j'avoue que je n avais pas même
l'idée des vertus héroïques qui font les grands hommes.
Oui, Tity, cette muraille sera ornement de votre parc, et la belle action
que vous faites en l'élevant, sera ornement de votre vie. Mais,
madame, d'où vient que Tity se porte naturellement aux grandes
vertus, dont je n'ai pas même l'idée, comme je vous l'ai
dit ?
- Grand roi, lui
répondit la fée, Tity, élevé par des
parents qui ne pouvaient pas le souffrir, a toujours été
contredit depuis qu'il est au monde : il s'est accoutumé par
conséquent, à soumettre sa volonté à celle
d'autrui dans toutes les choses indifférentes. Comme il n'avait
aucun pouvoir dans le royaume, pendant la vie de son père, il
ne pouvait accorder aucune grâce, et qu'on savait que le roi avait
envie de le déshériter, les flatteurs n'ont pas daigné
le gâter, parce qu'ils ne croyaient pas avoir rien à craindre,
ni à espérer de lui : ils l'ont abandonné aux honnêtes
gens, que le seul devoir attachait à sa personne ; et dans leur
compagnie, il a appris qu'un roi, qui est maître absolu pour faire
du bien, doit avoir les mains liées, lorsqu'il est question de
faire du mal; qu'il commande à des hommes libres et non à
des esclaves ; que les peuples ne se sont soumis à leurs égaux,
en leur donnant la couronne, que pour se donner des pères, des
protecteurs aux lois, un refuge aux pauvres et aux opprimés.
Vous n'avez jamais entendu ces grandes vérités. Devenu
roi dès l'âge de douze ans, les gouverneurs, à qui
l'on a confié votre éducation, n'ont pensé qu'à
faire leur fortune, en gagnant vos bonnes grâces. Ils ont appelé
votre orgueil, noble fierté ; vos emportements, des vivacités
excusables : en un mot, ils ont fait jusqu'à ce jour votre malheur,
et le malheur de vos pauvres sujets, que vous avez regardés et
traités en esclaves ; parce que vous pensiez, qu'ils n'étaient
au monde que pour servir à vos caprices, au lieu que dans la
vérité, vous n'y êtes que pour servir à les
protéger, et à les défendre. "
Violent
convint des vérités que lui disait la fée instruit
de ses devoirs, il s'appliqua à se vaincre pour les remplir ;
et fut encouragé dans ses bonnes résolutions, par l'exemple
de Tity et de l'Éveillé, qui conservèrent sur le
trône les vertus qu'ils y avaient apportées.