Comment l'Esprit vient aux Filles


Conte de Jean de La Fontaine

Comment l'Esprit vient aux Filles par Charles Eisen

Illustration de Charles Eisen (1762)



Il est un jeu divertissant sur tous,
Jeu dont l'ardeur souvent se renouvelle ;
Ce qui m'en plaît, c'est que tant de cervelle
N'y fait besoin et ne sert de deux clous.
Or, devinez comment ce jeu s'appelle.
Vous y jouez, comme aussi faisons-nous ;
Il divertit et la laide et la belle ;
Soit jour, soit nuit, à toute heure il est doux,
Car on y voit assez clair sans chandelle.
Or, devinez comment ce jeu s'appelle.
Le beau du jeu n'est connu de l'Époux :
C'est chez l'Amant que ce plaisir excelle ;
De regardants, pour y juger des coups,
Il n'en faut point ; jamais on n'y querelle.
Or, devinez comment ce jeu s'appelle.
Qu'importe-t-il ? Sans s'arrêter au nom,
Ni badiner là-dessus davantage,
Je vais encor vous en dire un usage :
Il fait venir l'esprit et la raison.
Nous le voyons en mainte bestiole.
Avant que Lise allât en cette école,
Lise n'était qu'un misérable oison ;
Coudre et filer, c'était son exercice,
Non pas le sien, mais celui de ses doigts ;
Car que l'esprit eût part à cet office,
Ne le croyez : il n'était nuls emplois
Où Lise pût avoir l'âme occupée ;
Lise songeait autant que sa poupée.
Cent fois le jour sa Mère lui disait :

La pauvre Fille aussitôt s'en allait
Chez les voisins, affligée et honteuse,
Leur demandant où se vendait l'esprit.
En en riait ; à la fin l'on lui dit :

Incontinent la jeune créature
S'en va le voir, non sans confusion :
Elle craignait que ce ne fût dommage
De détourner ainsi tel personnage.

Son innocence augmentait ses appas :
Amour n'avait à son croc de pucelle
Dont il crût faire un aussi bon repas.

Á ce discours, je ne sais quel anneau,
Qu'elle tirait de son doigt avec peine,
Ne venant point, le Père dit :

Elle le suit ; ils vont à sa cellule.
Mon Révérend la jette sur un lit,
Veut la baiser. La pauvrette recule
Un peu la tête ; et l'innocente dit :

Puis il lui met la main sur le téton.

La Belle prend le tout en patience.
Il suit sa pointe, et d'encor en encor,
Toujours l'esprit s'insinue et s'avance,
Tant et si bien qu'il arrive à bon port.
Lise riait du succès de la chose.
Bonaventure, à six moments de là,
Donne d'esprit une seconde dose.
Ce ne fut tout, une autre succéda ;
La charité du beau Père était grande.

Reprit la Belle. Et puis elle demande :

Le pis aller sembla le mieux a Lise.
Le secret même encor se répéta
Par le Pater : il aimait cette danse.
Lise lui fait une humble révérence,
Et s'en retourne en songeant a cela.
Lise songer ! Quoi ? déjà Lise songe !
Elle fait Plus : elle cherche un mensonge,
Se doutant bien qu'on lui demanderait,
Sans y manquer, d'où ce retard venait.
Deux jours après, sa compagne Nanette
S'en vient la voir : pendant leur entretien
Lise rêvait ; Nanette comprit bien,
Comme elle était clairvoyante et finette,
Que Lise alors ne rêvait Pas Pour rien.
Elle fait tant, tourne tant son amie,
Que celle-ci lui déclare le tout :
L'autre n'était à l'ouïr endormie.
Sans rien cacher, Lise de bout en bout,
De point en point lui conte le mystère,
Dimensions de l'esprit du beau Père,
Et les encore, enfin tout le Phabé.

Anne reprit :

Lise s'en tint à ce seul témoignage,
Et ne crut pas devoir parler de rien.
Vous voyez donc que je disais fort bien
Quand je disais que ce jeu-là rend sage.

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