Il y avait un jour un seigneur et une dame qui étaient mariés depuis plusieurs années, sans avoir d'enfants :
ils croyaient qu'il ne leur manquait que cela pour être heureux, car ils étaient riches et estimés de tout le monde.
À la fin, ils eurent une fille, et toutes les fées qui étaient dans le pays, vinrent à son baptême, pour lui faire des dons.
L'une dit qu'elle serait belle comme un ange ; l'autre, qu'elle danserait à ravir ; une troisième, qu'elle ne serait jamais malade ;
une quatrième, qu'elle aurait beaucoup d'esprit.
La mère était bien joyeuse de tous les dons qu'on faisait à sa fille : belle, spirituelle, une bonne santé, des talents.
Qu'est-ce qu'on pouvait donner de mieux à cet enfant qu'on nommait Joliette ?
On se mit à table pour se divertir ; mais lorsqu'on eut à moitié soupé, on vint dire au père de Joliette que la reine des fées, qui passait par là,
voulait entrer. Toutes les fées se levèrent pour aller au-devant de leur reine ; mais elle avait un visage si sévère, qu'elle les fit toutes trembler.
En même temps la fée disparut, et laissa le père et la mère de Joliette dans le plus grand désespoir du monde ; car ils ne concevaient rien de plus triste, que d'avoir une fille muette.
Cependant Joliette devenait charmante ; elle s'efforçait de parler quand elle eut deux ans, et l'on connaissait par ses petits gestes, qu'elle entendait tout ce qu'on lui disait, et qu'elle mourait d'envie de répondre. On lui donna toutes sortes de maîtres, et elle apprenait avec une promptitude surprenante : elle avait tant d'esprit qu'elle se faisait entendre par des gestes, et rendait compte à sa mère de tout ce qu'elle voyait, ou entendait. D'abord on admirait cela, mais le père qui était un homme de bon sens, dit à sa femme :
La mère qui idolâtrait Joliette, et qui était naturellement curieuse, dit à son mari qu'il n'aimait pas cette pauvre enfant, parce qu'elle avait le défaut d'être muette ; qu'elle était déjà assez malheureuse avec son infirmité, et qu'elle ne pouvait se résoudre à la rendre encore plus misérable en la contredisant. Le mari qui ne se paya pas de ces mauvaises raisons, prit Joliette en particulier, et lui dit :
Joliette n'était pas méchante ; c'était par étourderie, qu'elle découvrait ce qu'elle avait vu ; ainsi, elle lui promit par signes qu'elle se corrigerait.
Elle en avait intention, mais deux ou trois jours après, elle entendit une dame qui se moquait d'une de ses amies : elle savait écrire alors,
et elle mit sur un papier ce qu'elle avait entendu.
Elle avait écrit cette conversation avec tant d'esprit, que sa mère ne pût s'empêcher de rire de ce qu'il y avait de plaisant,
et d'admirer le style de sa fille. Joliette avait de la vanité : elle fut si contente des louanges que sa mère lui donna,
qu'elle écrivait tout ce qui se passait devant elle. Ce que son père lui avait prédit arriva ; elle se fit haïr de tout le monde.
On se cachait d'elle, on parlait bas quand elle entrait, et on craignait de se trouver dans les assemblées dont elle était priée.
Malheureusement pour elle, son père mourut, quand elle n'avait que douze ans ; et personne ne lui faisant plus honte de son défaut,
elle prit une telle habitude de rapporter, qu'elle le faisait même sans y penser ;
elle passait toute la journée à espionner les domestiques qui la haïssaient comme la mort : si elle était dans un jardin,
elle faisait semblant de dormir pour entendre les discours de ceux qui se promenaient.
Mais comme plusieurs parlaient à la fois, et qu'elle n'avait pas assez de mémoire pour retenir ce que l'on disait,
elle faisait dire aux uns ce que les autres avaient dit ; elle écrivait le commencement d'un discours, sans en entendre la fin, ou la fin,
sans en savoir le commencement. Il n'y avait pas de semaine qu'il n'y eût vingt tracasseries, ou querelles dans la ville,
et quand on venait à examiner d'où venaient ces bruits, on découvrait que cela provenait des rapports de Joliette.
Elle brouilla sa mère avec toutes ses amies, et fit battre trois ou quatre personnes.
Cela dura jusqu'au jour où elle eut vingt ans ; elle attendait ce jour avec une grande impatience, pour parler tout à son aise : il vint enfin, et la reine des fées, se présentant devant elle, lui dit :
En même temps elle lui présenta un miroir, et elle y vit un homme suivi de trois enfants, qui demandaient l'aumône avec leur père.
Après cela Joliette vit une belle femme dans une chambre dont les fenêtres étaient garnies de grilles de fer ; elle était couchée sur de la paille, ayant une cruche d'eau, et un morceau de pain à côté d'elle ; ses grands cheveux noirs tombaient sur ses épaules, et son visage était baigné de larmes.
Après cela, la fée montra à Joliette quantité de domestiques sur le pavé, et manquant de pain, des maris séparés de leurs femmes ; des enfants déshérités par leurs pères ; et tout cela, à cause de ses rapports. Joliette était inconsolable, et promit de se corriger.
Joliette n'eut pas le courage de consentir à un remède qui lui paraissait si terrible ; elle promit pourtant, de ne rien épargner pour devenir silencieuse ; mais la fée lui tourna le dos sans vouloir l'écouter ; car elle savait bien que, si elle avait eu une vraie envie de se corriger, elle en aurait pris les moyens. Le monde est plein de ces sortes de gens, qui disent :
Voilà précisément comme pensait Joliette ; mais avec cette fausse bonne volonté, on ne se corrige de rien. Comme elle était détestée de toutes les personnes qui la connaissaient, malgré son esprit, sa beauté et ses talents, elle résolut d'aller demeurer dans un autre pays.
Elle vendit donc tout son bien, et partit avec sa sotte mère. Elles arrivèrent dans une grande ville, où l'on fut d'abord charmé de Joliette.
Plusieurs seigneurs la demandèrent en mariage, et elle en choisit un qu'elle aimait passionnément. Elle vécut un an fort heureuse avec lui.
Comme la ville dans laquelle elle demeurait était bien grande, on ne connut pas sitôt qu'elle était rapporteuse, parce qu'elle voyait beaucoup de gens,
qui ne se connaissaient pas les uns et les autres. Un jour, après souper, son mari parlait de plusieurs personnes,
et il vint à dire qu'un tel seigneur n'était pas un fort honnête homme, parce qu'il lui avait vu faire plusieurs mauvaises actions.
Deux jours après, Joliette étant dans une grande mascarade, un homme couvert d'un domino la pria de danser, et vint ensuite s'asseoir auprès d'elle.
Comme elle parlait bien, il s'amusa beaucoup de la conversation, d'autant plus qu'elle savait toutes les histoires scandaleuses de la ville,
et qu'elle les racontait avec beaucoup d'esprit. La femme du seigneur, dont son mari lui avait parlé, vint à danser ;
et Joliette dit à ce masque, qui avait un domino :
Et tout de suite, Joliette raconta ces histoires, qu'elle augmenta selon la mauvaise habitude qu'elle avait prise, afin d'avoir occasion de faire briller son esprit. Le masque l'écouta très attentivement, et elle était fort aise de l'attention qu'il lui donnait, parce qu'elle pensait qu'il l'admirait. Quand elle eut fini, il se leva, et un quart d'heure après, on vint dire à Joliette que son mari se mourait, parce qu'il s'était battu contre un homme auquel il avait ôté la réputation. Joliette courut tout en pleurs, au lieu où était son mari qui n'avait plus qu'un quart d'heure à vivre.
Et peu de temps après, il expira. Joliette, qui l'aimait à la folie, le voyant mort, se jeta toute furieuse sur son épée, et se la passa au travers du corps. Sa mère qui vit cet horrible spectacle, en fut si saisie qu'elle en tomba malade de chagrin, et mourut aussi en maudissant la curiosité, et la sotte complaisance qu'elle avait eue pour sa fille, dont elle avait causé la perte.