Correspondancesde personnages historiques

Polyeucte Martyr

de Pierre Corneille

 

 

Les personnages

La scène se déroule à Mélitène, capitale d'Arménie, dans le Palais de Félix.

 

 

 

Acte I
Acte II
Acte III
Acte IV
Acte V

Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV

Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV
Scène V
Scène VI

Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV
Scène V

Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV
Scène V
Scène VI

Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV
Scène V
Scène VI

ACTE II, SCÈNE PREMIÈRE

Sévère - Fabian

 

Sévère
Cependant que Félix donne ordre au sacrifice,
Pourrai-je prendre un temps à mes vœux si propice,
Pourrai-je voir Pauline, et rendre à ses beaux yeux
L'hommage souverain que l'on va rendre aux Dieux ?
Je ne t'ai point celé que c'est ce qui m'amène,
Le reste est un prétexte à soulager ma peine,
Je viens sacrifier, mais c'est à ses beautés
Que je viens immoler toutes mes volontés.


Fabian
Vous la verrez, Seigneur.


Sévère
Ah, quel comble de joie !
Cette chère beauté consent que je la voie !
Mais ai-je sur son âme encor quelque pouvoir ?
Quelque reste d'amour s'y fait-il encor voir ?
Quel trouble, quel transport lui cause ma venue ?
Puis-je tout espérer de cette heureuse vue ?
Car je voudrais mourir plutôt que d'abuser
Des lettres de faveur que j'ai pour l'épouser ;
Elles sont pour Félix, non pour triompher d'elle,
Jamais à ses désirs mon cœur ne fut rebelle,
Et si mon mauvais sort avait changé le sien,
Je me vaincrais moi-même, et ne prétendrais rien.


Fabian
Vous la verrez, c'est tout ce que je vous puis dire.


Sévère
D' où vient que tu frémis, et que ton cœur soupire ?
Ne m'aime-t-elle plus ? Éclaircis-moi ce point.


Fabian
M'en croirez-vous, Seigneur ? Ne la revoyez point,
Portez en lieu plus haut l'honneur de vos caresses,
Vous trouverez à Rome assez d'autres Maîtresses,
Et dans ce haut degré de puissance et d'honneur,
Les plus Grands y tiendront votre amour à bonheur.


Sévère
Qu'à des penser si bas mon âme se ravale !
Que je tienne Pauline à mon sort inégal !
Elle en a mieux usé, je la dois imiter,
Je n'aime mon bonheur que pour la mériter.
Voyons-la, Fabian, ton discours m'importune,
Allons mettre à ses pieds cette haute fortune.
Je l'ai dans les combats trouvée heureusement
En cherchant une mort digne de son amant ;
Ainsi ce rang est sien, cette faveur est sienne,
Et je n'ai rien enfin que d'elle je ne tienne.


Fabian
Non, mais encore un coup ne la revoyez point.


Sévère
Ah ! C'en est trop, enfin éclaircis-moi ce point.
As-tu vu des froideurs quand tu l'en as priée ?


Fabian
Je tremble à vous le dire, elle est...


Sévère
Quoi ?


Fabian
Mariée.


Sévère
Soutiens-moi, Fabia, ce coup de foudre est grand,
Et frappe d'autant plus que plus il me surprend.


Fabian
Seigneur, qu'est devenu ce généreux courage ?


Sévère
La constance est ici d'un difficile usage,
De pareils déplaisirs accablent un grand cœur,
La vertu la plus mâle en perd toute vigueur,
Et quand d'un feu si beau les âmes sont éprises,
La mort les trouble moins que de telles surprises.
Je ne suis plus à moi quand j'entends ce discours.
Pauline est mariée !


Fabian
Oui, depuis quinze jours,
Polyeucte, un Seigneur des premiers d'Arménie,
Goûte de son Hymen la douceur infinie.


Sévère
Je ne la puis du moins blâmer d'un mauvais choix,
Polyeucte a du nom, et sort du sang des Rois.
Faibles soulagements d'un malheur sans remède,
Pauline, je verrai qu'un autre vous possède !
Ô Ciel, qui malgré moi me renvoyez au jour,
Ô Sort qui redonniez l'espoir à mon amour,
Reprenez la faveur que vous m'avez prêtée,
Et rendez-moi la mort que vous m'avez ôtée.
Voyons-la toutefois, et dans ce triste lieu
Achevons de mourir en lui disant adieu,
Que mon cœur chez les morts emportant son image,
De son dernier soupir puisse lui faire hommage.


Fabian
Seigneur, considérez...


Sévère
Tout est considéré.
Quel désordre peut craindre un cœur désespéré ?
N' y consent-elle pas ?


Fabian
Oui, Seigneur, mais...


Sévère
N'importe.


Fabian
Cette vive douleur en deviendra plus forte.


Sévère
Et ce n'est pas un mal que je veuille guérir,
Je ne veux que la voir, soupirer, et mourir.


Fabian
Vous vous échapperez sans doute en sa présence,
Un amant qui perd tout n'a plus de complaisance,
Dans un tel entretien il suit sa passion,
Et ne pousse qu'injure et qu'imprécation.


Sévère

Juge autrement de moi, mon respect dure encore,
Tout violent qu'il est, mon désespoir l'adore.
Quels reproches aussi peuvent m'être permis ?
De quoi puis-je accuser qui ne m'a rien promis ?
Elle n'est point parjure, elle n'est point légère,
Son devoir m'a trahi, mon malheur, et son père.
Mais son devoir fut juste, et son père eut raison,
J'impute à mon malheur toute la trahison,
Un peu moins de fortune, et plus tôt arrivée
Eût gagné l'un par l'autre, et me l'eût conservée,
Trop heureux, mais trop tard, je n'ai pu l'acquérir,
Laisse-la-moi donc voir, soupirer, et mourir.


Fabian
Oui, je vais l'assurer qu'en ce malheur extrême
Vous êtes assez fort pour vous vaincre vous-même.
Elle a craint comme moi ces premiers mouvements
Qu'une perte imprévue arrache aux vrais amants,
Et dont la violence excite assez de trouble,
Sans que l'objet présent l'irrite et le redouble.


Sévère
Fabian, je la vois.


Fabian
Seigneur, souvenez-vous...


Sévère
Hélas ! Elle aime un autre, un autre est son époux.

 

 


ACTE II, SCÈNE II

Sévère - Pauline - Stratonice - Fabian

 

Pauline
Oui, je l'aime, Sévère, et n'en fais point d'excuse,
Que tout autre que moi vous flatte et vous abuse,
Pauline a l'âme noble, et parle à coeur ouvert.
Le bruit de votre mort n'est point ce qui vous perd.
Si le Ciel en mon choix eût mis mon Hyménée,
À vos seules vertus je me serais donnée,
Et toute la rigueur de votre premier sort
Contre votre mérite eût fait un vain effort ;
Je découvrais en vous d'assez illustres marques,
Pour vous préférer même aux plus heureux Monarques,
Mais puisque mon devoir m'imposait d'autres lois,
De quelque amant pour moi que mon père eût fait choix,
Quand à ce grand pouvoir que la valeur vous donne
Vous auriez ajouté l'éclat d'une couronne,
Quand je vous aurais vu, quand je l'aurais haï,
J'en aurais soupiré, mais j'aurais obéi,
Et sur mes passions ma raison souveraine
Eût blâmé mes soupirs, et dissipé ma haine.


Sévère
Que vous êtes heureuse, et qu'un peu de soupirs
Fait un aisé remède à tous vos déplaisirs !
Ainsi de vos désirs toujours Reine absolue,
Les plus grands changements vous trouvent résolue ;
De la plus forte ardeur vous portez vos esprits
Jusqu' à l'indifférence, et peut-être au mépris,
Et votre fermeté fait succéder sans peine
La faveur au dédain, et l'amour à la haine.
Qu'un peu de votre humeur ou de votre vertu
Soulagerait les maux de ce cœur abattu !
Un soupir, une larme à regret épandue
M'aurait déjà guéri de vous avoir perdue,
Ma raison pourrait tout sur l'amour affaibli,
Et de l'indifférence irait jusqu'à l'oubli,
Et mon feu désormais se réglant sur le vôtre,
Je me tiendrais heureux entre les bras d'une autre.
Ô trop aimable objet, qui m'avez trop charmé,
Est-ce là comme on aime, et m'avez-vous aimé ?


Pauline
Je vous l'ai trop fait voir, Seigneur ; et si mon âme
Pouvait bien étouffer les restes de sa flamme,
Dieux, que j'éviterais de rigoureux tourments !
Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments,
Mais quelque autorité que sur eux elle ait prise,
Elle n' y règne pas, elle les tyrannise,
Et quoique le dehors soit sans émotion,
Le dedans n'est que trouble et que sédition.
Un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte,
Votre mérite est grand, si ma raison est forte ;
Je le vois encor tel qu'il alluma mes feux
D'autant plus puissamment solliciter mes vœux,
Qu'il est environné de puissance et de gloire,
Qu'en tous lieux après vous il traîne la victoire,
Que j'en sais mieux le prix, et qu'il n'a point déçu
Le généreux espoir que j'en avais conçu.
Mais ce même devoir qui le vainquit dans Rome,
Et qui me range ici dessous les lois d'un homme,
Repousse encor si bien l'effort de tant d'appas,
Qu'il déchire mon âme, et ne l'ébranle pas.
C'est cette vertu même à nos désirs cruels
Que vous louiez alors en blasphémant contre elle,
Plaignez-vous-en encor, mais louez sa rigueur
Qui triomphe à la fois de vous et de mon cœur,
Et voyez qu'un devoir moins ferme et moins sincère
N'aurait pas mérité l'amour du grand Sévère.


Sévère
Ah ! Madame, excusez une aveugle douleur
Qui ne connaît plus rien que l'excès du malheur ;
Je nommais inconstance, et prenais pour un crime
De ce juste devoir l'effort le plus sublime.
De grâce, montrez moins à mes sens désolés
La grandeur de ma perte, et ce que vous valez ;
Et cachant par pitié cette vertu si rare,
Qui redouble mes feux lorsqu'elle nous sépare,
Faites voir des défauts, qui puissent à leur tour
Affaiblir ma douleur avecque mon amour.


Pauline
Hélas ! Cette vertu, quoiqu'enfin invincible,
Ne laisse que trop voir une âme trop sensible.
Ces pleurs en sont témoins, et ces lâches soupirs
Qu'arrachent de nos feux les cruels souvenirs,
Trop rigoureux effets d'une aimable présence,
Contre qui mon devoir a trop peu de défense.
Mais si vous estimez ce vertueux devoir,
Conservez-m'en la gloire, et cessez de me voir.
Épargnez-moi des pleurs qui coulent à ma honte,
Épargnez-moi des feux qu'à regret je surmonte ;
Enfin épargnez-moi ces tristes entretiens
Qui ne font qu'irriter vos tourments, et les miens.


Sévère
Que je me prive ainsi du seul bien qui me reste !


Pauline
Sauvez-vous d'une vue à tous les deux funeste.


Sévère
Quel prix de mon amour ! Quel fruit de mes travaux !

 

Pauline
C'est le remède seul qui peut guérir nos maux.


Sévère
Je veux mourir des miens, aimez-en la mémoire.


Pauline
Je veux guérir des miens, ils souilleraient ma gloire.


Sévère
Ah ! Puisque votre gloire en prononce l'arrêt,
Il faut que ma douleur cède à son intérêt ;
Est-il rien que sur moi cette gloire n'obtienne ?
Elle me rend les soins que je dois à la mienne ;
Adieu, je vais chercher au milieu des combats
Cette immortalité que donne un beau trépas,
Et remplir dignement par une mort pompeuse
De mes premiers exploits l'attente avantageuse,
Si toutefois après ce coup mortel du Sort,
J'ai de la vie assez pour chercher une mort.


Pauline
Et moi, dont votre vue augmente le supplice,
Je l'éviterai même en votre sacrifice,
Et seule dans ma chambre enfermant mes regrets
Je vais pour vous aux Dieux faire des vœux secrets.


Sévère
Puisse le juste Ciel, content de ma ruine
Combler d'heur et de jours Polyeucte et Pauline.


Pauline
Puisse trouver Sévère, après tant de malheur
Une félicité digne de sa valeur.


Sévère
Il la trouvait en vous.


Pauline
Je dépendais d'un père.


Sévère
Ô devoir qui me perd et qui me désespère !
Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant.


Pauline
Adieu, trop malheureux, et trop parfait amant.

 

 

 

ACTE II, SCÈNE III

Pauline - Stratonice

 

Stratonice
Je vous ai plaints tous deux, j'en verse encor des larmes ;
Mais du moins votre esprit est hors de ses alarmes,
Vous voyez clairement que votre songe est vain ;
Sévère ne vient pas la vengeance à la main.


Pauline
Laisse-moi respirer du moins si tu m'as plainte,
Au fort de ma douleur tu rappelles ma crainte,
Souffre un peu de relâche à mes esprits troublés,
Et ne m'accable point par des maux redoublés.


Stratonice
Quoi, vous craignez encor !


Pauline
Je tremble, Stratonice ;
Et bien que je m'effraye avec peu de justice,
Cette injuste frayeur sans cesse reproduit
L'image des malheurs que j'ai vus cette nuit.


Stratonice
Sévère est généreux.


Pauline
Malgré sa retenue
Polyeucte sanglant frappe toujours ma vue.


Stratonice
Vous voyez ce rival faire des vœux pour lui.


Pauline
Je crois même au besoin qu'il serait son appui,
Mais soit cette croyance, ou fausse, ou véritable,
Son séjour en ce lieu m'est toujours redoutable ;
À quoi que sa vertu puisse le disposer,
Il est puissant, il m'aime, et vient pour m'épouser.

 

 


ACTE II, SCÈNE IV

Polyeucte - Néarque - Pauline - Stratonice

 

Polyeucte
C'est trop verser de pleurs, il est temps qu'ils tarissent,
Que votre douleur cesse, et vos craintes finissent,
Malgré les faux avis par vos Dieux envoyés
Je suis vivant, Madame, et vous me revoyez.


Pauline
Le jour est encor long, et ce qui plus m'effraie,
La moitié de l'avis se trouve déjà vraie,
J'ai cru Sévère mort, et je le vois ici.


Polyeucte

Je le sais, mais enfin j'en prends peu de souci.
Je suis dans Mélitène, et quel que soit Sévère,
Votre père y commande, et l'on m' y considère,
Et je ne pense pas qu'on puisse avec raison
D'un cœur tel que le sien craindre une trahison.
On m'avait assuré qu'il vous faisait visite,
Et je venais lui rendre un honneur qu'il mérite.


Pauline
Il vient de me quitter assez triste et confus,
Mais j'ai gagné sur lui qu'il ne me verra plus.


Polyeucte
Quoi ! Vous me soupçonnez déjà de quelque ombrage !


Pauline
Je ferais à tous trois un trop sensible outrage.
J'assure mon repos, que troublent ses regards,
La vertu la plus ferme évite les hasards,
Qui s'expose au péril veut bien trouver sa perte ;
Et pour vous en parler avec une âme ouverte,
Depuis qu'un vrai mérite a pu nous enflammer,
Sa présence toujours a droit de nous charmer.
Outre qu'on doit rougir de s'en laisser surprendre,
On souffre à résister, on souffre à s'en défendre,
Et bien que la vertu triomphe de ces feux,
La victoire est pénible, et le combat honteux.


Polyeucte
Ô vertu trop parfaite, et devoir trop sincère !
Que vous devez coûter de regrets à Sévère !
Qu'aux dépens d'un beau feu vous me rendez heureux,
Et que vous êtes doux à mon coeur amoureux ;
Plus je vois mes défauts et plus je vous contemple,
Plus j'admire...

 

 


ACTE II, SCÈNE V

Polyeucte - Pauline - Néarque - Stratonice - Cléon

 

Cléon
Seigneur, Félix vous mande au temple,
La victime est choisie, et le peuple à genoux,
Et pour sacrifier on n'attend plus que vous.


Polyeucte
Va, nous allons te suivre. Y venez-vous, Madame ?


Pauline
Sévère craint ma vue, elle irrite sa flamme,
Je lui tiendrai parole, et ne veux plus le voir.
Adieu, vous l'y verrez, pensez à son pouvoir,
Et ressouvenez-vous que sa faveur est grande.


Polyeucte
Allez, tout son crédit n'a rien que j'appréhende,
Et comme je connais sa générosité,
Nous ne nous combattrons que de civilité.

 

 

 

ACTE II, SCÈNE VI

Polyeucte - Néarque

 

Néarque
Où pensez-vous aller ?


Polyeucte
Au Temple, où l'on m'appelle.


Néarque
Quoi ? Vous mêler aux vœux d'une troupe infidèle ?
Oubliez-vous déjà que vous êtes Chrétien ?


Polyeucte
Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien ?


Néarque
J'abhorre les faux Dieux.


Polyeucte
Et moi, je les déteste.


Néarque
Je tiens leur culte impie.


Polyeucte
Et je le tiens funeste.


Néarque
Fuyez donc leurs Autels.


Polyeucte
Je les veux renverser,
Et mourir dans leur Temple, ou les y terrasser.
Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes
Braver l'Idolâtrie, et montrer qui nous sommes :
C'est l'attente du Ciel, il nous la faut remplir,
Je viens de le promettre, et je vais l'accomplir.
Je rends grâces au Dieu que tu m'as fait connaître
De cette occasion qu'il a sitôt fait naître,
Où déjà sa bonté prête à me couronner
Daigne éprouver la Foi qu'il vient de me donner.


Néarque
Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère.


Polyeucte
On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère.


Néarque
Vous trouverez la mort.


Polyeucte
Je la cherche pour lui.


Néarque
Et si ce cœur s'ébranle ?


Polyeucte
Il sera mon appui.


Néarque
Il ne commande point que l'on s'y précipite.


Polyeucte
Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.


Néarque
Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.


Polyeucte
On souffre avec regret quand on n'ose s'offrir.


Néarque
Mais dans ce Temple enfin la mort est assurée.


Polyeucte
Mais dans le Ciel déjà la palme est préparée.


Néarque
Par une sainte vie il faut la mériter.


Polyeucte
Mes crimes en vivant me la pourraient ôter,
Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure ?
Quand elle ouvre le Ciel, peut-elle sembler dure ?
Je suis Chrétien, Néarque, et le suis tout à fait,
La Ffoi que j'ai reçue aspire à son effet.
Qui fuit croit lâchement, et n'a qu'une Foi morte.


Néarque
Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe,
Vivez pour protéger les Chrétiens en ces lieux.


Polyeucte
L'exemple de ma mort les fortifiera mieux.


Néarque
Vous voulez donc mourir ?


Polyeucte
Vous aimez donc à vivre.


Néarque
Je ne puis déguiser que j'ai peine à vous suivre,
Sous l'horreur des tourments je crains de succomber.


Polyeucte
Qui marche assurément n'a point peur de tomber,
Dieu fait part au besoin de sa force infinie,
Qui craint de le nier dans son âme le nie,
Il croit le pouvoir faire, et doute de sa Foi.


Néarque
Qui n'appréhende rien présume trop de soi.


Polyeucte
J'attends tout de sa grâce, et rien de ma faiblesse.
Mais loin de me presser, il faut que je vous presse,
D'où vient cette froideur ?


Néarque
Dieu même a craint la mort.


Polyeucte
Il s'est offert pourtant, suivons ce saint effort,
Dressons-lui des Autels sur des monceaux d'Idoles.
Il faut (je me souviens encor de vos paroles)
Négliger pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.
Hélas ! Qu'avez-vous fait de cet amour parfait
Que vous me souhaitiez, et que je vous souhaite ?
S'il vous en reste encor, n'êtes-vous point jaloux
Qu'à grand peine Chrétien j'en montre plus que vous ?


Néarque
Vous sortez du Baptême, et ce qui vous anime
C'est sa grâce qu'en vous n'affaiblit aucun crime ;
Comme encor toute entière, elle agit pleinement,
Et tout semble possible à son feu véhément.
Mais cette même grâce en moi diminuée,
Et par mille péchés sans cesse exténuée,
Agit aux grands effets avec tant de langueur,
Que tout semble impossible à son peu de vigueur.
Cette indigne mollesse, et ces lâches défenses
Sont des punitions qu'attirent mes offenses ;
Mais Dieu, dont on ne doit jamais se défier,
Me donne votre exemple à me fortifier.
Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommes
Braver l'Idolâtrie, et montrer qui nous sommes ;
Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir,
Comme vous me donnez celui de vous offrir.


Polyeucte
À cet heureux transport que le Ciel vous envoie,
Je reconnais Néarque, et j'en pleure de joie.
Ne perdons plus de temps, le sacrifice est prêt,
Allons-y du vrai Dieu soutenir l'intérêt,
Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule
Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule,
Allons en éclairer l'aveuglement fatal ;
Allons briser ces Dieux de pierre et de métal,
Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste,
Faisons triompher Dieu, qu'il dispose du reste.


Néarque
Allons faire éclater sa gloire aux yeux de tous,
Et répondre avec zèle à ce qu'il veut de nous.


 

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