Correspondancesde personnages historiques

Polyeucte Martyr

de Pierre Corneille

 

 

Les personnages

La scène se déroule à Mélitène, capitale d'Arménie, dans le Palais de Félix.

 

 

 

Acte I
Acte II
Acte III
Acte IV
Acte V

Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV

Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV
Scène V
Scène VI

Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV
Scène V

Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV
Scène V
Scène VI

Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV
Scène V
Scène VI

ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE

Pauline

 

Pauline
Que de soucis flottants ! que de confus nuages
présentent à mes yeux d'inconstantes images !
Douce tranquillité que je n'ose espérer,
Que ton divin rayon tarde à les éclairer !
Mille agitations que mes troubles produisent
Dans mon cœur ébranlé tour à tour se détruisent,
Aucun espoir n'y coule où j'ose persister,
Aucun effroi n'y règne où j'ose m'arrêter ;
Mon esprit embrassant tout ce qu'il s'imagine
Voit tantôt mon bonheur, et tantôt ma ruine,
Et suit leur vaine idée avec si peu d'effet,
Qu'il ne peut espérer ni craindre tout à fait.
Sévère incessamment brouille ma fantaisie,
J'espère en sa vertu, je crains sa jalousie,
Et je n'ose penser que d'un œil bien égal
Polyeucte en ces lieux puisse voir son rival.
Comme entre deux rivaux la haine est naturelle,
L'entrevue aisément se termine en querelle ;
L'un voit aux mains d'autrui ce qu'il croit mériter,
L'autre un désespéré qui peut trop attenter ;
Quelque haute raison qui règle leur courage,
L'un conçoit de l'envie, et l'autre de l'ombrage,
La honte d'un affront que chacun d'eux croit voir,
Ont de nouveau reçue, ou prête à recevoir,
Consumant dès l'abord toute leur patience,
Forme de la colère, et de la défiance,
Et saisissant ensemble, et l'époux, et l'amant,
En dépit d'eux les livre à leur ressentiment.
Mais que je me figure une étrange Chimère,
Et que je traite mal Polyeucte et Sévère,
Comme si la vertu de ces fameux rivaux
Ne pouvait s'affranchir de ces communs défauts !
Leurs âmes à tous deux d'elles-mêmes maîtresses
Sont d'un ordre trop haut pour de telles bassesses,
Ils se verront au Temple en hommes généreux ;
Mais las ! Ils se verront, et c'est beaucoup pour eux.
Que sert à mon époux d'être dans Mélitène,
Si contre lui Sévère arme l'Aigle Romaine,
Si mon père y commande, et craint ce Favori,
Et se repent déjà du choix de mon mari ?
Si peu que j'ai d'espoir ne luit qu'avec contrainte,
En naissant il avorte, et fait place à la crainte,
Ce qui doit l'affermir sert à le dissiper ;
Dieux, faites que ma peur puisse enfin se tromper !

 

 

 

ACTE III, SCÈNE II

Pauline - Stratonice

 


Pauline
Mais sachons-en l'issue. Eh bien , ma Stratonice,
Comment s'est terminé ce pompeux sacrifice ?
Ces rivaux généreux au Temple se sont vus ?


Stratonice
Ah ! Pauline !


Pauline
Mes vœux ont-ils été déçus ?
J'en vois sur ton visage une mauvaise marque.
Se sont-ils querellés ?


Stratonice
Polyeucte, Néarque,
Les Chrétiens...


Pauline
Parle donc, les Chrétiens ?


Stratonice
Je ne puis.


Pauline
Tu prépares mon âme à d'étranges ennuis.


Stratonice
Vous n'en sauriez avoir une plus juste cause.


Pauline
L'ont-ils assassiné ?


Stratonice
Ce serait peu de chose.
Tout votre songe est vrai, Polyeucte n'est plus...


Pauline
Il est mort !


Stratonice
Non, il vit, mais (ô pleurs superflus)
Ce courage si grand, cette âme si divine
N'est plus digne du jour, ni digne de Pauline.
Ce n'est plus cet époux si charmant à vos yeux,
C'est l'ennemi commun de l'État et des Dieux,
Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,
Une peste exécrable à tous les gens de bien,
Un sacrilège impie, en un mot, un Chrétien.


Pauline
Ce mot aurait suffi sans ce torrent d'injures.


Stratonice
Ces titres aux Chrétiens sont-ce des impostures ?


Pauline
Il est ce que tu dis s'il embrasse leur Foi,
Mais il est mon époux, et tu parles à moi.


Stratonice
Ne considérez plus que le Dieu qu'il adore.


Pauline
Je l'aimai par devoir, ce devoir dure encore.


Stratonice
Il vous donne à présent sujet de le haïr,
Qui trahit tous nos Dieux aurait pu vous trahir.


Pauline
Je l'aimerais encor, quand il m'aurait trahie,
Et si de tant d'amour tu peux être ébahie,
Apprends que mon devoir ne dépend point du sien,
Qu'il y manque, s'il veut, je dois faire le mien.
Quoi, s'il aimait ailleurs, serai-je dispensée
À suivre à son exemple une ardeur insensée ?
Quelque Chrétien qu'il soit, je n'en ai point d'horreur,
Je chéris sa personne, et je hais son erreur.
Mais quel ressentiment en témoigne mon père ?


Stratonice
Une secrète rage, un excès de colère,
Malgré qui toutefois un reste d'amitié
Montre pour Polyeucte encor quelque pitié,
Il ne veut point sur lui faire agir sa justice,
Que du traître Néarque il n'ait vu le supplice.


Pauline
Quoi ! Néarque en est donc ?


Stratonice
Néarque l'a séduit,
De leur vieille amitié c'est là l'indigne fruit.
Ce perfide tantôt en dépit de lui-même
L'arrachant de vos bras le traînait au Baptême.
Voilà ce grand secret, et si mystérieux,
Que n'en pouvait tirer votre amour curieux.


Pauline
Tu me blâmais alors d'être trop importune.


Stratonice
Je ne prévoyais pas une telle infortune.


Pauline
Avant qu'abandonner mon âme à mes douleurs
Il me faut essayer la force de mes pleurs,
En qualité de femme, ou de fille, j'espère
Qu'ils vaincront un époux, ou fléchiront un père ;
Que si sur l'un et l'autre ils manquent de pouvoir,
Je ne prendrai conseil que de mon désespoir.
Apprends-moi cependant ce qu'ils ont fait au Temple.


Stratonice
C'est une impiété qui n'eut jamais d'exemple,
Je ne puis y penser sans frémir à l'instant,
Et crains de faire un crime en vous la racontant.
Apprenez en deux mots leur brutale insolence.
Le Prêtre avait à peine obtenu du silence,
Et devers l'Orient assuré son aspect,
Qu'ils ont fait éclater leur manque de respect.
À chaque occasion de la cérémonie,
À l'envi l'un et l'autre étalaient sa manie,
Des mystères sacrés hautement se moquaient,
Et traitait de mépris les Dieux qu'on invoquait.
Tout le peuple en murmure, et Félix s'en offense,
Mais tous deux s'emportant à plus d'irrévérence,
Quoi, Lui dit Polyeucte en élevant sa voix,
Adorez-vous des Dieux, ou de pierre ou de bois ?
Ici dispensez-moi du récit des blasphèmes
Qu'ils ont vomis tous deux contre Jupiter mêmes,
L'adultère et l'inceste en étaient les plus doux.
Oyez, dit-il ensuite, oyez, peuple, oyez tous.
Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque
De la Terre et du Ciel est l'absolu Monarque,
Seul être indépendant, seul maître du Destin,
Seul principe éternel, et souveraine fin.
C'est ce Dieu des Chrétiens qu'il faut qu'on remercie
Des victoires qu'il donne à l'Empereur Décie,
Lui seul tient en sa main le succès des combats,
Il le veut élever, il le peut mettre à bas,
Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense,

C'est lui seul qui punit, lui seul qui récompense,
Vous adorez en vain des Monstres impuissants.

Se jetant à ces mots sur le vin et l'encens,
Après en avoir mis les saints vases par terre,
Sans crainte de Félix, sans crainte du tonnerre,
D'une fureur pareille ils courent à l'Autel.
Cieux, a-t-on vu jamais, a-t-on rien vu de tel ?
Du plus puissant des Dieux nous voyons la statue
Par une main impie à leurs pieds abattue,
Les mystères troublés, le Temple profané,
La fuite et les clameurs d'un peuple mutiné
Qui craint d'être accablé sous le courroux céleste,
Félix... Mais le voici qui vous dira le reste.


Pauline
Que son visage est sombre et plein d'émotion !
Qu'il montre de tristesse et d'indignation !

 

 


ACTE III, SCÈNE III

Félix - Pauline - Stratonice

 


Félix
Une telle insolence avoir osé paraître !
En public ! À ma vue ! Il en mourra, le traître.


Pauline
Souffrez que votre fille embrasse vos genoux.


Félix
Je parle de Néarque, et non de votre époux.
Quelque indigne qu'il soit de ce doux nom de gendre,
Mon âme lui conserve un sentiment plus tendre,
La grandeur de son crime et de mon déplaisir
N'a pas éteint l'amour qui me l'a fait choisir.


Pauline
Je n'attendais pas moins de la bonté d'un père.


Félix
Je pouvais l'immoler à ma juste colère,
Car vous n'ignorez pas à quel comble d'horreur
De son audace impie a monté la fureur,
Vous l'avez pu savoir du moins de Stratonice.


Pauline
Je sais que de Néarque il doit voir le supplice.


Félix
Du conseil qu'il doit prendre il sera mieux instruit,
Quand il verra punir celui qui l'a séduit.
Au spectacle sanglant d'un ami qu'il faut suivre,
La crainte de mourir et le désir de vivre
Ressaisissent une âme avec tant de pouvoir,
Que qui voit le trépas cesse de le vouloir.
L'exemple touche plus que ne fait la menace,
Cette indiscrète ardeur tourne bientôt en glace,
Et nous verrons bientôt son cœur inquiété
Me demander pardon de tant d'impiété.


Pauline
Vous pouvez espérer qu'il change de courage ?


Félix
Aux dépens de Néarque il doit se rendre sage.


Pauline
Il le doit ; mais, hélas ! Où me renvoyez-vous,
Et quels tristes hasards ne court point mon époux,
Si de son inconstance il faut qu'enfin j'espère
Le bien que j'espérais de la bonté d'un père ?


Félix
Je vous en fais trop voir, Pauline, à consentir
Qu'il évite la mort par un prompt repentir,
Je devais même peine à des crimes semblables,
Et mettant différence entre ces deux coupables,
J'ai trahi la justice à l'amour paternel,
Je me suis fait pour lui moi-même criminel,
Et j'attendais de vous au milieu de vos craintes
Plus de remercîments que je n'entends de plaintes.


Pauline
De quoi remercier qui ne me donne rien ?
Je sais quelle est l'humeur et l'esprit d'un Chrétien,
Dans l'obstination jusqu' au bout il demeure,
Vouloir son repentir, c'est ordonner qu'il meure.


Félix
Sa grâce est en sa main, c'est à lui d'y rêver.


Pauline
Faites-la toute entière.


Félix
Il la peut achever.


Pauline
Ne l'abandonnez pas aux fureurs de sa secte.


Félix
Je l'abandonne aux lois, qu'il faut que je respecte.


Pauline
Est-ce ainsi que d'un gendre un beau-père est l'appui ?


Félix
Qu'il fasse autant pour soi comme je fais pour lui.


Pauline
Mais il est aveuglé.


Félix
Mais il se plaît à l'être,
Qui chérit son erreur ne la veut pas connaître.


Pauline
Mon père, au nom des Dieux...


Félix
Ne les réclamez pas,
Ces Dieux dont l'intérêt demande son trépas.


Pauline
Ils écoutent nos vœux.


Félix
Eh bien ! Qu'il leur en fasse.


Pauline
Au nom de l'Empereur dont vous tenez la place...


Félix
J'ai son pouvoir en main, mais s'il me l'a commis,
C'est pour le déployer contre ses ennemis.


Pauline
Polyeucte l'est-il ?


Félix
Tous Chrétiens sont rebelles.


Pauline
N'écoutez point pour lui ces maximes cruelles,
En épousant Pauline il s'est fait votre sang.


Félix
Je regarde sa faute, et ne vois plus son rang.
Quand le crime d'État se mêle au sacrilège,
Le sang ni l'amitié n'ont plus de privilège.


Pauline
Quel excès de rigueur !


Félix
Moindre que son forfait.


Pauline
Ô de mon songe affreux trop véritable effet !
Voyez-vous qu'avec lui vous perdez votre fille ?


Félix
Les Dieux et l'Empereur sont plus que ma famille.


Pauline
La perte de tous deux ne vous peut arrêter !


Félix
J'ai les Dieux et Décie ensemble à redouter.
Mais nous n'avons encore à craindre rien de triste,
Dans son aveuglement pensez-vous qu'il persiste ?
S'il nous semblait tantôt courir à son malheur,
C'est d'un nouveau Chrétien la première chaleur.


Pauline
Si vous l'aimez encor, quittez cette espérance
Que deux fois en un jour il change de croyance :
Outre que les Chrétiens ont plus de dureté,
Vous attendez de lui trop de légèreté.
Ce n'est point une erreur avec le lait sucée,
Que sans examiner son âme ait embrassée ;
Polyeucte est Chrétien parce qu'il l'a voulu,
Et vous portait au Temple un esprit résolu.
Vous devez présumer de lui comme du reste.
Le trépas n'est pour eux, ni honteux, ni funeste,
Ils cherchent de la gloire à mépriser nos Dieux,
Aveugles pour la Terre, ils aspirent aux Cieux,
Et croyant que la mort leur en ouvre la porte,
Tourmentés, déchirés, assassinés, n'importe,
Les supplices leur sont ce qu'a nous les plaisirs,
Et les mènent au but où tendent leurs désirs,
La mort la plus infâme, ils l'appellent Martyre.


Félix
Eh bien donc ! Polyeucte aura ce qu'il désire,
N'en parlons plus.


Pauline
Mon père...

 

 


ACTE III, SCÈNE IV

Félix - Albin - Paulin - Stratonice

 


Félix
Albin, en est-ce fait ?


Albin
Oui, Seigneur, et Néarque a payé son forfait.


Félix
Et notre Polyeucte a vu trancher sa vie ?


Albin
Il l'a vu, mais, hélas ! Avec un œil d'envie.
Il brûle de le suivre au lieu de reculer,
Et son cœur s'affermit au lieu de s'ébranler.


Pauline
Je vous le disais bien ; encore un coup, mon père,
Si jamais mon respect a pu vous satisfaire,
Si vous l'avez prisé, si vous l'avez chéri...


Félix
Vous aimez trop, Pauline, un indigne mari.


Pauline
Je l'ai de votre main, mon amour est sans crime,
Il est de votre choix la glorieuse estime,
Et j'ai, pour l'accepter éteint le plus beau feu
Qui d'une âme bien née ait mérité l'aveu.
Au nom de cette aveugle, et prompte obéissance,
Que j'ai toujours rendue aux lois de la naissance,
Si vous avez pu tout sur moi, sur mon amour,
Que je puisse sur vous quelque chose à mon tour.
Par ce juste pouvoir à présent trop à craindre,
Par ces beaux sentiments qu'il m'a fallu contraindre,
Ne m'ôtez pas vos don, ils sont chers à mes yeux,
Et m'ont assez coûté pour m'être précieux.


Félix
Vous m'importunez trop, bien que j'aie un cœur tendre,
Je n'aime la pitié qu'au prix que j'en veux prendre,
Employez mieux l'effort de vos justes douleurs,
Malgré moi m'en toucher c'est perdre, et temps, et pleurs,
J'en veux être le maître, et je veux bien qu'on sache,
Que je la désavoue alors qu'on me l'arrache.
Préparez-vous à voir ce malheureux Chrétien,
Et faites votre effort quand j'aurai fait le mien,
Allez, n'irritez plus un père qui vous aime,
Et tâchez d'obtenir votre époux de lui-même.
Tantôt jusqu'en ce lieu je le ferai venir,
Cependant quittez-nous, je veux l'entretenir.


Pauline
De grâce, permettez...


Félix
Laissez-nous seuls, vous dis-je,
Votre douleur m'offense autant qu'elle m'afflige,
À gagner Polyeucte appliquez tous vos soins,
Vous avancerez plus en m'importunant moins.

 

 

 

ACTE III, SCÈNE V

Félix - Albin

 


Félix
Albin, comme est-il mort ?


Albin
En brutal, en impie,
En bravant les tourments, en dédaignant la vie,
Sans regret, sans murmure, et sans étonnement,
Dans l'obstination et l'endurcissement,
Comme un Chrétien enfin, le blasphème à la bouche.


Félix
Et l'autre ?


Albin
Je l'ai dit déjà, rien ne le touche,
Loin d'en être abattu, son cœur en est plus haut,
On l'a violenté pour quitter l'échafaud,
Il est dans la prison où je l'ai vu conduire,
Mais vous êtes bien loin encor de le réduire.


Félix
Que je suis malheureux !


Albin
Tout le monde vous plaint.


Félix
On ne sait pas les maux dont mon cœur est atteint.
De pensers sur pensers mon âme est agitée,
De soucis sur soucis elle est inquiétée ;
Je sens l'amour, la haine, et la crainte, et l'espoir,
La joie et la douleur tour à tour l'émouvoir.
J'entre en des sentiments qui ne sont pas croyables,
J'en ai de violents, j'en ai de pitoyables,
J'en ai de généreux qui n'oseraient agir,
J'en ai même de bas, et qui me font rougir.
J'aime ce malheureux que j'ai choisi pour gendre,
Je hais l'aveugle erreur qui le vient de surprendre,
Je déplore sa perte, et le voulant sauver,
J'ai la gloire des Dieux ensemble à conserver,
Je redoute leur foudre et celui de Décie,
Il y va de ma Charge, il y va de ma vie :
Ainsi tantôt pour lui je m'expose au trépas,
Et tantôt je le perds pour ne me perdre pas.


Albin
Décie excusera l'amitié d'un beau-père,
Et d'ailleurs Polyeucte est d'un sang qu'on révère.


Félix
À punir les Chrétiens son ordre est rigoureux,
Et plus l'exemple est grand, plus il est dangereux.
On ne distingue point quand l'offense est publique,
Et lorsqu'on dissimule un crime domestique,
Par quelle autorité peut-on, par quelle loi
Châtier en autrui ce qu'on souffre chez soi ?


Albin
Si vous n'osez avoir d'égard à sa personne,
Écrivez à Décie afin qu'il en ordonne.


Félix
Sévère me perdrait, si j'en usais ainsi.
Sa haine et son pouvoir font mon plus grand souci,
Si j'avais différé de punir un tel crime,
Quoiqu'il soit généreux, quoiqu'il soit magnanime,
Il est homme, et sensible, et je l'ai dédaigné,
Et de tant de mépris son esprit indigné,
Que met au désespoir cet Hymen de Pauline,
Du courroux de Décie obtiendrait ma ruine.
Pour venger un affront tout semble être permis,
Et les occasions tentent les plus remis.
Peut-être (et ce soupçon n'est pas sans apparence)
Il rallume en son cœur déjà quelque espérance,
Et croyant bientôt voir Polyeucte puni,
Il rappelle un amour à grand peine banni.
Juge si sa colère en ce cas implacable
Me ferait innocent de sauver un coupable,
Et s'il m'épargnerait voyant par mes bontés
Une seconde fois ses desseins avortés.
Te dirai-je un penser indigne, bas et lâche ?
Je l'étouffe, il renaît, il me flatte, et me fâche.
L'ambition toujours me le vient présenter,
Et tout ce que je puis c'est de le détester.
Polyeucte est ici l'appui de ma famille,
Mais si par son trépas l'autre épousait ma fille,
J'acquerrai bien par là de plus puissants appuis
Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis.
Mon cœur en prend par force une maligne joie ;
Mais que plutôt le Ciel à tes yeux me foudroie,
Qu'à des pensées si bas je puisse consentir,
Que jusque-là ma gloire ose se démentir.


Albin
Votre cœur est trop bon, et votre âme trop haute,
Mais vous résolvez-vous à punir cette faute ?


Félix
Je vais dans la prison faire tout mon effort
À vaincre cet esprit par l'effroi de la mort,
Et nous verrons après ce que pourra Pauline.


Albin
Que ferez-vous enfin, si toujours il s'obstine ?


Félix
Ne me presse point tant, dans un tel déplaisir
Je ne puis que résoudre, et ne sais que choisir.


Albin
Je dois vous avertir en serviteur fidèle,
Qu'en sa faveur déjà la ville se rebelle,
Et ne peut voir passer par la rigueur des lois
Sa dernière espérance et le sang de ses Rois.
Je tiens sa prison même assez mal assurée,
J'ai laissé tout autour une troupe éplorée,
Je crains qu'on ne la force.


Félix
Il faut donc l'en tirer,
Et l'amener ici pour nous en assurer.


Albin
Tirez l'en donc vous-même, et d'un espoir de grâce
Apaisez la fureur de cette populace.


Félix
Allons, et s'il persiste à demeurer Chrétien,
Nous en disposerons sans qu'elle en sache rien.


 

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